autobiographies #14 | flot brutal

à feuilleter l’album aux images sépia bien classées ou déposées en vrac entre les pages, il y a comme des suspens, des trous, des vides, les mêmes insérés dans le maillage de nos vies minuscules

la petite maison aux volets bleus qu’ils habitaient après leur mariage dans la rue des Tulipes

les falaises de schistes gris argent, aplomb vertigineux par endroits qu’elle n’aurait pu imaginer, falaises jamais vues en images avant de quitter sa campagne, pas de photographies familiales à cette époque sinon des cartes postales en noir et blanc

le grand-père assis sur un rondin de bois devant la ferme avec pipe et chien 

les affiches de paysages dans les compartiments de train

les boîtes de diapositives rangées dans des boîtes jaunes, jamais ou si peu regardées, très mal cadrées et prises de trop loin – il n’était pas doué pour la photo — peut-être bien détestées puisque rangées au plus haut du placard

Paris elle s’achète un corsage en tissu genre foulard dans une boutique d’un quartier chic au cœur de la ville, elle a sûrement le sourire, se sent belle

Zorba le fou qui danse, visage transfiguré

il est dans le jardin, plus tout jeune mais en forme, corps habitué aux travaux de force avec marques de maillot, muscles toujours bien dessinés, corps qui se lance et exécute un saut périlleux arrière sans préparation juste comme ça, tout le monde en est soufflé

la petite et le lit blanc avec le temps qui a cessé de s’écouler et la nuit dans la fenêtre où se reflètent les chandelles allumées autour du blanc et les gens qui prient

garçons délurés sur la piste de danse

voyage psychédélique aux frontières du Mexique, hautes silhouettes des cactées-cierges et lecture de Malcolm Lowry dans le silence nocturne des auberges avec patios verdoyants et guacamole à tous les repas

resto U jour de grande affluence il s’appelle Gérard et le barman s’appelle Ugo dans sa veste blanche et cravate rouge, Gérard attend au comptoir en buvant une bière brune il suit une haute école de mécanique il revient de Californie il est fou du Grateful Dead sous acide

ils se disputent il tourne le dos brusquement s’en va avec le visage noir, on dirait qu’il va aller se tuer en voiture se jeter du haut d’un pont ou carrément à la mer, inquiétude jusqu’à la nuit

lever de soleil sur la côte sud de l’île de Java en un lieu sauvage perdu où l’on ne se rend qu’en charrette ou à pied, la mer forte et verte qu’on dit dangereuse mais ça vaut le coup de vivre rien que pour la voir

la pochette d’Angie posée sur le tabouret en plastique orange, mobilier typique des années soixante-dix

le trajet en solex entre la chambre d’étudiant et la fac, à Nantes il pleut souvent, la roue avant patine et il faut pédaler pour avancer, la veste afghane en peau bordée de fourrure sent la bête à force d’être mouillée et se raidit à force d’être séchée

les expériences de bord de mer à travers l’enfance d’une crique à l’autre et puis premiers maillots de bain deux pièces premiers baisers caresses peur de la suite

toutes ces images d’adolescence avec fortes impressions de solitude et sensations jamais retrouvées par la suite à côtoyer l’autre genre, fusions intenses sans amour forcément, juste de l’attirance, enivrements, apprentissage de l’autre, toutes ces émotions éprouvées sur la plage ennoyée de lumière, océan scintillant et même piqueté de diamants avec l’approche du crépuscule

les tartines beurrées recouvertes d’éclats de chocolat Poulain taillés au couteau, posées sur la table de cuisine, toutes prêtes pour le goûter au retour de l’école, compensation d’une absence

l’agneau tout petit couché dans la paille à prendre dans les bras, juste né

le grand-père faisant escale après la messe avec ses pinces à vélo qui remontent les pantalons et dévoilent une part de peau blanche

les images de marchés balinais et de rizières, trip psilocybe sens complètement à l’envers, beauté lumière exotisme, comment on marche dans le ciel

lui à la fin si ténébreux qui va jusqu’à son jardin pour désherber avec un outil qu’il a fabriqué exprès pour ne pas se baisser, il ne pleut plus, lui au bout du rouleau, ça se voit sur son visage mais le cœur bat encore et il ne veut pas lâcher le morceau

mais quel ordre donner à cette accumulation d’images et de sensations entre fantasme et réalité du souvenir ? tant de périodes, tant d’épisodes, tant de personnages en gros plan – et moi, où suis-je et qui suis-je dans tout ça ? sur quelle route suis-je en train de marcher ? emportée violemment d’une scène à l’autre, d’un éclat à l’autre et encore un autre qui vient, un flot brutal qui ne semble pas vouloir s’arrêter, pulsion de vie et de mort –, oublier peu à peu les lumières aveuglantes et les mondes traversés depuis le cri de l’origine, se fondre dans la toile, regarder le shoot d’héroïne en train de fondre dans la cuiller, après il n’y aura plus rien

Un sacré exercice ! Annie E. nous offre sa forme géniale et généreuse, et j'en ai le souffle coupé... 
j'ai laissé venir sans chercher à maîtriser quelque chose de ce "flot brutal" et d'un coup je me sens comme épuisée, je me sens mourir, je perçois la pulsion qui va aller s'amenuisant quoi qu'il arrive, c'est terrible mais on dirait bien que c'est la vie quoi ! et que ça finit par rentrer dans le crâne cette idée que tout va s'arrêter un jour...

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

12 commentaires à propos de “autobiographies #14 | flot brutal”

  1. Votre commentaire final est glaçant… J’ai donc relu cette succession d’images sous sa lumière. Il en ressort un autre texte. Une expérience nouvelle.

    • Lisa, je reçois cet écho comme un questionnement sur la lecture. Comment lit-on un texte ? Avec quel regard et à quelle profondeur ?
      Sans doute qu’on lit avec son expérience, sa soif de texte et sa rage de vivre…

  2. oui Françoise moi aussi je lis doux… parce que ce n’est pas de moi que c’est sorti, un peu aussi parce que je constate que, maintenant, les retours sur ce qui était dur se teintent tous d’un sourire, l’amour ou l’amitié gommant

    • je ne suis pas sûre de saisir tout à fait ce que tu veux dire avec le mot « sourire », sans doute une ironie liée à ton âge légendaire que tu revendiques souvent
      sourire aussi vers toi, Brigitte

  3. J’aime beaucoup, à la fois ta façon de poser ces images sur la table (c’est pour ça que je ne crois pas que l’ordre soit si important, celui que tu proposes sera toujours le bon) mais aussi l’exercice dans lequel les détails apparaissent en premier plan (une odeur, un sensation). Et puis il a ces blancs, ces sauts de ligne entre chaque fragments dans lesquels se trouvent une vraie poétique. Merci Françoise.

    • Cette avalanche d’images qui m’est tombée sur la tête en écrivant m’a étourdie et bouleversée, et oui JLuc, tu as raison, accepter l’ordre dans lequel ça vient, se poser la question quand même, se relire et être emporté une nouvelle fois dans le flot…
      on pourrait encore l’épaissir, poursuivre sur plusieurs pages étourdissantes
      merci pour ta lecture et ton passage bienveillant

  4. Étourdissement d’images en fondu enchaîné, l’une en appelant une autre, c’est violent et doux à la fois, c’est l’enfance et le chocolat râpé sur la tartine, c’est l’ailleurs et le tout près, c’est le visage de Zorba le grec, et on aime tellement tout ça….. Merci pour ce texte

    • l’occasion de vous découvrir, Monique, à l’occasion de ce partage…
      oui, fusion et profusion de scènes successives qui pourraient évidemment se prolonger sur des pages… je le ferai sans doute, mais ça m’a vraiment décoiffée époustouflée, comme si la puissance d’Annie Ernaux nous était à notre insu communiquée…

    • Avec un peu de recul et après avoir lu les textes des uns et des autres, je trouve que l’exercice est assez difficile… La proposition d’écriture ne parle pas de « souvenirs » en tant que tels, plutôt d’images reliées à l’intime certes, mais dans l’optique d’Annie E., donc associées à une époque donnée, faisant revivre d’autres espaces de temps….
      Bien sûr nous avons chacun nos repères, nos expériences.
      Immense richesse…