Mon souvenir d’Elle devant son miroir, essayant ses chapeaux, impatiente : « Dis lequel, dis ? »
Elle, cette voix impatiente quand elle s’intéresse à sa toilette. Dis lequel, dis, avec mon tailleur gris ? Ce feutre en velours bordeaux ? Cette capeline ? Elle s’irrite de ne pas recevoir de réponse. Le ton de sa voix monte dans les aigus. Tu ne t’intéresses à rien. Elle, indifférente aux cris dans la rue, des femmes en colère qui manifestent. Le torchon brûle. Mai chante sur les barricades. Elle ne joindra pas sa voix à celles-là qui devraient être chez elles à s’occuper de leur foyer. Elle murmure : à se faire belle pour plaire à leurs maris. Comme moi. Pour lui, ce sera ce bibi en laine noire, mon visage à demi caché sous la résille, il me donnera l’air coquin, de quoi le séduire encore. Sa voix s’élève autoritaire. Elle ordonne : ferme la fenêtre, que ces femmes sont vulgaires avec leurs slogans. L’imagination est au pouvoir. Sottise.
Elle, sa voix de colère, elle la réserve à sa fille. D’Elle, elle n’a pas souvenir de mots de tendresse. D’Elle, ses : tiens-toi droite, baisse les yeux quand je te parle. Sa voix fâchée des grands jours : Fais silence, ton père a besoin de calme. File dans ta chambre. Tu n’as qu’à lire. Soupir excédé. Elle ne comprend pas ce goût immodéré pour les livres. Presque contrariée sa voix, quand elle parcourt le carnet de notes : une élève appliquée, au fort potentiel. Enfin ton père sera content. Elle, sa voix roucoulante quand elle se blottit dans les bras de son mari, lui adresse des petits mots d’amour, mots-romance qui s’envolent vers lui. Vers son enfant, des mots comme des coups au cœur, des pierres. Sa voix désaffectée.
Elle, cette voix contrariée quand elle répète toujours la même phrase, immuable dans sa forme, à ses proches, famille et amis, cette phrase entendue des centaines de fois par l’enfant, l’ado, avec cette voix qui lui vrille la tête, la dévaste : Cricri, elle aurait du mourir. Mourir à l’âge de deux ans d’une mastoïdite ; les médecins l’avaient prédit. Elle, la mère, l’avait accepté. Cette enfant, déjà rebelle, ne s’était pas conformée à l’avis de la science. Sa voix contrariée qui répète la phrase : elle aurait du mourir. Elle, incapable d’en changer les termes, dire d’une voix attristée : elle aurait pu en mourir. Et de remercier le ciel pour ce miracle. Cette voix conventionnelle, en rien maternelle, cette voix qui ne savait pas dire les mots de tendresse.
Elle, dévastée par le cancer, ne parle plus. Elle s’est réfugiée dans le silence. Près d’elle sa fille la veille, tente de lire Un peu de soleil dans l’eau froide de Sagan. Elle qui pousse un grand cri, de rage on dirait, de détresse peut-être. Elle n’est plus. Sa voix s’est éteinte sur un dernier hurlement, la voix d’une mère qui fut pour sa fille comme un peu de soleil dans l’eau froide. Entre elles, tous ces mots qui ne furent pas dits… ne le seront jamais.
Un texte émouvant. Je l’ai lu comme plusieurs « Elle » mais tout à la fois, la même. Merci