Ils ont toujours été là, les dents serrées aux souvenirs. Sélectifs, lacunaires, cryptiques, ils laissent parfois échapper un point d’exclamation ; ils ignorent majestueusement que je veux les lire et les comprendre une éternité plus tard. La première entrée date du premier janvier 1983 : « Rien de spécial. Dîner sur la place. Magasin. » Quelle place ? Quel magasin ouvert un premier janvier ?
Je les lis chronologiquement comme un roman à clé, voulant démêler affaires et personnages ; les personnages sont nommés de différentes façons, parfois par des initiales ; je ne les reconstitue pas tous. « Téléphoné à E. » Phrase répétée au long des mois sur plusieurs années. Mais je retrouve aussi des visages sous des noms endormis.
Ils laissent parfois échapper des photos, des billets de théâtre ou de concert, des petits bouts de papier avec des adresses, des numéros de téléphone, des cartes de visite. La vie dans ses impératifs momentanés.
Sur le revers d’une reproduction du « Retour d’Orphée » de Vieira da Silva, un mot : « Moi non plus, je n’aime pas les ‘mélodrames´… Je remets à plus tard ton invitation. » Signé B. Je reconnais l’écriture. Je ne sais pas de quel mélodrame il s’agit. B. est mentionné à plusieurs reprises les années suivantes.
Neuf années folles. Mouvement continu et frénétique. Les agendas grouillent de monde. C’est le temps de la rue, des nuits blanches, du travail et des études, des sorties, des voyages, des rencontres. Je logeais dans des chambres d’étudiant, petites, sombres, très peu propices aux séjours prolongés ou à la détente. Incalculable le nombre de films vus, les restaurants, les maisons des autres, les weekends pas là. Sur certaines dates, « Je m’ennuie ».
J’aurais juré n’avoir jamais mis les pieds dans la ville de Bragança. Et pourtant, le 6 février 1989 : « Bragança. Horrible ».
« Deux couvertures, une corde, du savon, deux bassines, un jeu de cartes, une lampe de poche, des sandales ». J’ai mis un certain temps à découvrir l’intention derrière cette liste.
Les pages correspondant aux vacances sont vides ; parfois un trait tiré dessus. Aucune allusion aux événements qu’aujourd’hui je classe comme importants. En revanche, les petits faits-divers abondent.
Le français et le portugais se mélangent sans aucun critère apparent. Une seule langue.
Des réflexions, des épanchements, des doutes sous la forme de petits textes occupant une ou deux pages. « Je recommence peu à peu à me réintégrer dans la vie quotidienne, à m’occuper des petites choses, cirer les chaussures, mettre le manteau au pressing. Je sens avoir tourné le dos à la folie. Derrière moi le précipice qui provoquait vertige et angoisse. Les forces reviennent, le sourire aussi. Attentive aux détails dans la rue, aux événements du monde. Je sais que je vais devoir à nouveau lutter contre des monstres, mais me sens préparée pour les luttes à venir. » Envie de dire à cette autre, qui était moi, de ne pas s’inquiéter, que tout va bien se passer. Mais est-ce seulement la vérité ? Je lis tout cet amas d’annotations et je me retrouve. C’est elle qui m’aide.
Au fil de vingt-deux ans, ce qui correspond au nombre d’agendas récupérés, il y a un avant et un après. Une coupure douce et irréversible qui me déchire le cœur. Si les premiers agendas sont comme des journaux intimes rapportant des actions accomplies, les autres récupèrent progressivement leur fonction principale et deviennent des programmateurs de vie alignés sur les devoirs, les obligations, les contraintes. Le roman s’aigrit, manque de mots. Sur les trois derniers agendas, il n’y a presque plus de notes. En 2004, ils disparaissent. Je n’en aurai jamais plus.
Ils vont à nouveau reposer dans le tiroir d’où je les ai sortis, mais un souffle d’air frais est passé sur mon visage.
Il est difficile de faire un commentaire, le sujet est brûlant (la folie) et j’ai un doute, as-tu respecté la consigne? Ce je, est il une autre? Si oui, bravo, je marche à quatre cent pour cent. Si non, c’est toujours un très bon texte, sensible et pudique sur un sujet difficile.
Quant à la consigne, tout ce que je sais c’est qu’elle a declenché ce désir de connaître une gamine de vingt-deux ans qui vivait perdue. Si cette gamine c’est moi, je la reconnais à peine dans ce que je suis devenue. Mais, c’est effectivement moi qui ai écrit ce petit texte. Il en cache d’autres, plus difficiles à révéler. Merci pour tes questions, elles me permettent de revenir sur une zone trouble.
Moi aussi, j’ai senti un souffle passer sur mon visage. J’ai en tête un puzzle avec tellement de pièces manquantes que cela en devient un jeu d’énigmes. J’aime beaucoup cette proximité fantastique et mystérieuse.
Merci, Jean-Luc. Un vrai puzzle pour moi aussi cette lecture à tant d’années de distance. Mais la proposition a fait émerger bien des choses outre les agendas de leur tiroir. Merci encore !
superbe ouverture à l’énigme des carnets « Sélectifs, lacunaires, cryptiques »… » à ses carnets mouvant, trace de soi. De l’intime au comptable . Traces émouvantes d’années en pièces
Oui, Nathalie, c’est tellement cela. Ta description est magnifique. Merci !
Magnifique tiroir, simplement vivant. On aimerait l’ouvrir à son tour pour en continuer l’exploration et s’y retrouver quelque part entre les pages ou sur ces différentes parties qui s’en échappent, des « momentanés » que forcément on étalerait. Merci.
Oh, merci, Romain ! J’ai acheté un agenda pour 2022 !
J’aime beaucoup ces écrits lacunaires , ces petites lumières d’une vie qui s’est un peu effacée de la mémoire. Cela donne envie d’aller faire un tour dans ses propres carnets, agendas pour découvrir qui s’y cache…
Merci, Solange ! J’ai trouvé cet exercice d’écriture très libérateur. Je vais essayer de ne pas faire retomber la poussière sur ces débris de mémoire.