autobiographies #12 | Le magasin

Les gravures de mode. Les gravures de mode représentaient des femmes en deux dimensions, grises, le port altier, le regard droit, inexpressif, sans attentes ni désirs, même pas celui d’être admirées. En chignon en intérieur, parfois dehors en chapeau, les volants de leurs robes tout aussi gris, rarement rehaussés de couleurs très pâles comme sur les cartes postales de la même époque. Les gravures de mode étaient achetées chez les bouquinistes des quais, en face de Notre-Dame, et voyageaient par le train jusqu’à un magasin de province où elles seraient transformées pour acquérir plus de prix. Sans doute, afin de préserver leur intégrité, les plaçait-on dans une pochette rigide, peut être même un carton à dessin emporté avec les bagages, quoique leur taille (elles n’étaient pas plus grandes qu’une page de magazine) eût permis de les mettre au fond de la valise. Le rayon droguerie. Dans le magasin se mêlaient des odeurs d’encaustique, de lessives, de vernis, de solvants. Un mur entier en accès libre était occupé par des flacons de formes et de dimensions diverses mais plus ou moins équivalentes, en plastique ou en métal, dont l’étiquette portait un triangle rouge orné d’une tête de mort. C’était le rayon droguerie. Les baguettes. Derrière le comptoir au contraire (et sur le comptoir trônait une caisse enregistreuse ventrue munie de boutons ronds, et derrière elle une femme ventrue et joviale dont les cheveux étaient chaque jour un peu plus gris) c’était un désordre de bouts de bois de toutes tailles qui portaient le nom de baguettes, plates ou à demie rondes, larges ou minces, lisses ou moulurées, peintes, vernies ou naturelles, toutes taillées en biseau pour servir à l’encadrement de tableaux variés ou de tapisseries au canevas qui reproduisaient toutes avec la même platitude et les mêmes couleurs criardes « La liseuse » de Fragonard. L’aimant. De l’arrière-boutique où travaillait debout l’encadreur, visible par la porte ouverte et la paroi intérieure vitrée, parvenaient les sons durs du marteau sur les clous, du diamant sur le verre, du cutter sur le papier kraft, ou sur le buvard des marie-louise, ou sur le carton des passe-partout. Il n’était pas rare que la boîte des clous se renverse. Un aimant noir, gros comme la main, était alors sorti d’un tiroir et promené lentement à quelques centimètres au-dessus du plancher usé, et la myriade des petites pointes s’envolait instantanément pour venir y former des figures diagonales. Peut-être la couturière connaît-elle des moments semblables avec ses épingles. Les tissus couleurs bonbon. Les gravures de modes étaient maintenant sous verre, encadrées dans un cadre profond, avec une marie-louise blanche et une baguette aussi brillante que le satin rose bonbon, ou vert anis, ou bleu layette qui masquaient désormais leurs robes d’encre grise, leurs rubans, la pointe de leurs souliers dépassant à peine des crinolines, afin que l’épaisseur du tissu, assemblé avec art et grande minutie, avec des plis compliqués, des dentelles minuscules, des points de retroussis, donnât en miniature une idée des tenues d’antan. La couturière venait régulièrement en livrer de nouvelles que la patronne à la caisse payait, tout en promettant d’en rapporter d’autres, plates, à habiller, de son prochain voyage à Paris. Une fois revêtues et encadrées, elles (les gravures de mode) étaient proposées à la vente, sur un mur à côté de tableaux et de tapisseries, ainsi que de coins de cadres en démonstration, loin du rayon droguerie. Le plomb et l’étain. Sur le devant du comptoir de la caisse, se trouvait à hauteur d’enfant une vitrine aux portes de verre qu’une encoche dépolie servait à faire coulisser. Elles restait presque toujours fermée. Y étaient présentés des soldats de plomb de bonne facture, aux attitudes tragiques et travaillées, ou peut-être épiques, quelques récipients en étain, des angelots fixés sur du velours bleu nuit, dans de petits cadres carrés à la moulure dorée, d’autres figures en métal sur du velours grenat. Le téléphone. Un téléphone en ébonite était fixé au pilier central, qui avait des angles droits. La sonnette qui occupait tout le dessus de l’appareil tintait de son timbre de métal, et lorsque la communication prenait fin, le combiné était raccroché sur le côté de l’appareil à un crochet métallique qui s’abaissait sous le poids. Pour composer un numéro, l’index était successivement introduit dans plusieurs des dix ouvertures circulaires ménagées dans le cadran lui-même circulaire que l’action du doigt faisait pivoter sur lui-même et qu’un jeu de ressorts ramenait à sa position initiale, et dans chacun des petits trous ronds apparaissait un chiffre, en noir, et des lettres, en rouge. Le ruban du papier cadeau. Sur un plan de travail en avant des produits ménagers se trouvait une paire de ciseaux qui servait à découper le papier cadeau puis, tenue ouverte à la base des lames, à faire friser le ruban d’un geste rapide et expert. La palette de peintre. Au fond de l’arrière-boutique se tenait un chevalet. La palette utilisée par l’encadreur à ses heures de loisir, en suivant les conseils des artistes qu’il comptait parmi sa clientèle, dont quelques uns étaient des peintres d’un certain renom, qui venaient ici faire encadrer leurs huiles ou leurs aquarelles, la palette donc traînait quelque part, et les pinceaux non plus n’avaient pas de place déterminée. Les tubes de peinture restaient souvent ouverts.

A propos de Laure Humbel

Site internet : Sur mes tablettes, laurehumbel.fr. Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine s'intitule «BigBang», la parution est imminente.

Un commentaire à propos de “autobiographies #12 | Le magasin”

  1. Inventaire détaillé jusqu’aux odeurs. On plonge dans les détails avec saveur pour s’y perdre. Belles sensations.