Rayures profondes tracées avec une clé. Ou un compas. Beaucoup gardent leur sens secret. Signes d’impatience ou d’énervement. Une occupation dans l’attente. Souvent un seul trait sur le métal. Quelques unes sur le verre. Une zébrure de ponctuation.
Sur la barre horizontale en aluminium, une jolie rosace. Tracée au compas, aucun doute, le trait est trop régulier. La conversation a dû être longue et suffisamment calme pour s’adonner à un tel travail de précision. Ou peut-être, s’agissait-il d’une attente. Il va m’appeler, je suis arrivé un peu en avance. Elle a dû oublier de regarder l’heure, elle va s’en rendre compte.
Quelques numéros inscrits maladroitement. Écriture fébrile. Six chiffres. Au début des années 80, les numéros de téléphone avaient six chiffres, pour peu qu’on appelait dans la région. Les zéros sont les plus bancals. Anguleux, coupés en deux, déformés. 20 20 16. C’était le numéro de téléphone de mes parents. Avec un 0 à la place du 6 final, c’était l’hôpital. On en a ri plus souvent que pleuré. Mais à cette époque, je ne téléphonais pas très souvent à mes parents. Avec cette écriture, le six et le zéro se confondent facilement.
Inscriptions. Au feutre et au crayon. J’imagine que celles qui restaient étaient tracées avec un feutre indélébile. Est-ce que ça existait à l’époque ? Dans mes souvenirs d’enfant, tous les feutres étaient indélébiles vu le temps que je passais à me nettoyer les doigts après une séance de dessin spontanée. Des adresses. 26 rue des lilas en haut à droite, sur le montant vertical. Rue de la calanque sur le coin de la tablette en inox. D’autres indications aussi. Mardi 8h. 15/11. Des bribes de rendez-vous. Des fragments de vie.
Autres inscriptions. Marie je t’aime. En rouge, sur le battant extérieur de la porte. Des coeurs. L’émoticône préféré des ados. Même si, à l’époque, on ne savait pas ce qu’était un émoticône. Ni un téléphone portable, raison pour laquelle on trainait dans les cabines téléphoniques. Moi aussi. Inscrit plusieurs fois, écritures différentes. Marie a de la chance. Autre poésie, autres mots. PD, enculé. Plus de PD que d’enculé. Normal, trois fois plus de lettres à écrire. Rage d’expression minimaliste. Ou grossièretés, plus simplement. La grossièreté affichée à la vue de tous est-elle gratuite ? J’en sais rien.
Autres inscriptions. Deux longues phrases. La première, d’une jolie écriture toute en rondeur. Une main féminine j’imagine. Au milieu de la tablette en inox, bien en évidence, encre violette, un feutre. L’homme joue le rôle d’un condamné à mort qui ignore tout de la date de son exécution mais qui sait que chaque seconde qui s’achève le rapproche inexorablement d’une autre seconde qui ne finira jamais pour lui de s’achever. Littérature post-pubère, philosophie de baby-foot, sentence adolescente. Quinze ans après mai 68, certains slogans des étudiants sont encore tracés au henné et parfumés au patchouli. Je souris, je nostalgise. Une autre phrase écrite sur le côté. Encre noire, écriture moins esthétique, toujours sur la tablette en inox. Pisser au soleil et péter dans le vent sont de liberté et d’anarchie les vérités premières. Plus drôle, plus libertaire. Maxime lycéenne versus axiome d’étudiant. Quelques années d’écart sûrement. Que sont devenus les auteurs ? Directrice d’école, gérant de supermarché, mère de famille, marin au long cours ? Que sont devenus les lecteurs usagers de cette cabine ? Que suis-je devenu ?
Appareil téléphonique. Il trône au dessus de la tablette. Un gros pavé gris accroché à un support dédié entre deux parois de la cabine. La partie supérieure de combiné noir, l’écouteur, repose dans un trou. De sa base inférieure, une gaine torsadée semblable à un tuyau de douche relie le combiné au gros pavé gris. En bas à gauche, le cadran pour composer les numéros. Dans mon souvenir, ce sont des touches mais je me rappelle aussi du disque qui tournait quand on faisait un numéro. En haut du pavé, quatre fentes sous lesquelles sont indiqués en noir de droite à gauche et sur fond de pastilles orange 5 f, 1 f, 50 cts et 20 cts. En dessous, un petit panneau où, sur fond d’un gris plus clair et inscrites en noir, apparaissent les indications pour utiliser l’appareil ainsi que le numéro d’appel de la cabine. En dessous encore, dans l’alignement des fentes du haut, autant de colonnes permettant de visualiser les pièces tombées. Enfin, en bas à droite, un emplacement pour récupérer les pièces de monnaie non utilisées ou rejetées par la machine. Beaucoup de rayures. La peinture grise est écaillée par endroits. Quelques inscriptions similaires à celles présentes ailleurs dans la cabine. Des traces de scotch aussi.
Vestiges de ruban adhésif. Il y en a un peu partout dans la cabine. Affichettes pour des fêtes étudiantes, des bals de promo (on dit encore ça aujourd’hui ?) dont il ne reste que ce petit morceau de ruban de plastique encollé. Des petites annonces aussi. Vends 4L 1971, voir Jean-Louis 368 C. C’est le numéro de chambre et le bâtiment. Je fais le trajet sur Avignon tous les weekends, ça vous intéresse ? Sylvie 112 B. Ou encore des propositions de petits boulots. Cherche garde d’enfants. Donne cours de mathématiques. Perfectionnez-vous en anglais.
Un mètre carré, guère plus. Une porte à deux battants qui se replient l’un sur l’autre mais qui, invariablement, finit de s’ouvrir à coups d’épaule ou de pieds. Une structure en aluminium gris, couleur d’origine, et en vitres de verre. Cassées ou sales ou taguées. Ou absentes. La cabine téléphonique de mes années universitaires, première d’une rangée de six à l’entrée du campus, renfermait les vestiges d’instants de vie, quelques secondes, minutes tout au plus, d’une frange de la jeunesse étudiante au début des années 80.
super idée que cette boîte vitrée désormais désuète…
tant de mots inscrits, de cœurs traversés par une flèche, de prénoms à crier, tant d’épisodes vécus, tant d’attentes…
le dernier paragraphe pourrait être en italique, une sorte de codicille ?
Merci Françoise. Oui, tu as raison. Ce dernier paragraphe était, à l’origine, l’entame du texte. Je l’ai supprimé, puis replacé à cet endroit. Mais il reste un peu en marge du reste du texte. Je vais de ce pas le mettre sous une autre forme…
Super idée, le familier, le quotidien il est aussi dans ces espaces techniques et ces infrastructures urbaines. Cette cabine est une mine à histoire, bravo.
Merci Laurent.
Elle est tellement vraie ta cabine téléphonique que je l’échangerais bien contre mon IPhone ! Il y a tellement à lire dans ta cabine, un vrai roman graphique ! J’aime beaucoup !
Merci Monique. Je suis sûr que dans quelques années, on lira de belles histoires dans nos iphone devenus désuets.
Formidable cette cabine en palimpseste… merci Jean Luc
C’est drôle que tu dises ça, je tombe sur cette citation de Victor Hugo « L’oubli n’est autre chose qu’un palimpseste. Qu’un accident survienne, et tous les effacements revivent dans les interlignes de la mémoire étonnée »…
Oh oui super cette idée de cabine téléphonique: dans un si petit espace tant de récits qui peuvent naître…
Merci de ton retour, Solange. Fragments d’appels, instantanés de vie ouverts aux autres au coeur de tant de récits.