S’imposent à la vue, en entrant, sur le mur de gauche les trois fusils à pierre, leur long et fin canon qui semblent si fragiles et dangereux, leurs décors discrets de métal, et pour l’un les cordelières vertes de laine tressée qui pendent de la crosse, deux poignards dans leur étui de cuir décoré d’appliques, ton sur ton pour l’un, de cuir rouge et noir pour l’autre, un long pistolet qui évoque les duels d’hommes vêtus de noir de nos temps romantiques, et, en bas de la composition, juste au dessus du milieu de la bibliothèque, le petit fanion triangulaire, souvenir d’une jeep de commandement. La longue bibliothèque basse en merisier, s’ouvre à quatre portes vitrées entre des petites colonnes. Sur le dessus est posée un coffret de bois sombre sculpté contenant un fouillis de petites notes, de cartes de visite, d’invitations, à côté d’une pile de quelques anciens numéros du Bulletin de l’Ecole française d’Extrême-Orient. Portes ouvertes, sur un peu moins de la moitié du rayonnage du haut s’alignent les œuvres de Sade, avant une collection de numéros de la Nouvelle Revue de Paris des années 50/60 au dessus du long alignement de plusieurs années de la Revue des Deux Mondes. Face à la fenêtre, dont la vue sur une cour sombre est à moitié masquée par un store en bambou remonté, inévitablement, en léger biais, une table bureau, assez petite, Restauration, ou vraisemblablement copie datant du début du 20ème siècle réalisée par un bon artisan de la rue du Faubourg Saint Honoré, en acajou – pieds carrés dans des sabots carrés de cuivre terni, deux tiroirs, plateau recouvert de cuir vert sombre bordé d’une étroite guirlande d’or usée, entouré d’une large marge de bois. Sur le plateau, à droite, est posé un bol grenu de métal rouge sombre, un peu déchiqueté, artisanat de tranchée sans doute, sans que l’on devine à partir de quel débris il a été confectionné, contenant des bouts de crayons usés, des trombones, des agrafes, un capuchon de bic, devant une boite métallique contenant un stylo et un stylo-bille au corps en laque ; au centre, rangés parallèlement au bord de la table le plus proche de la fenêtre, une règle de bois noir et un double décimètre de bois clair ; à gauche, le long du bord, ce qui reste d’une garniture de bureau, un tapon buvard près du bord devant un range-courrier de bois, et à côté d’un cylindre de cuivre contenant des crayons, des feutres, des stylos-bille. Le tiroir de droite contient plusieurs blocs de papier à lettre de formats et qualités différents, des enveloppes, deux boites de cartes de visite, avec ou sans adresse, des enveloppes, un grand carnet d’adresses recouvert de cotonnade étonnamment féminine. Celui de gauche recèle des chemises dans lesquelles sont classées des notes manuscrites ou des factures récentes portant une croix indiquant sans doute qu’elles sont acquittées, et tout au dessous un contrat d’assurance, un bail, les doubles de déclarations d’impôt de dix ans. Deux hauts rayonnages de bois blanc patiné par le temps, en angle, à droite de la fenêtre. Sur le premier, en haut, juste sous l’ébauche de doucine contre le plafond, une boite en cartonnage vert réunit les petits coffrets contenant des décorations dont certaines portent des noms exotiques qui font rêver un instant – sur le même rayon, un album de photos d’hommes en uniforme passés en revue, de réceptions et quelques photos de blessés couchés sur lesquels une femme se penche, légendées d’une encre pâlie par une main sans doute féminine – les deux étages suivants alignent, si bien serrées qu’il est quasiment impossible, ou au moins très malaisé, d’en extraire une, des chemises à sangle regroupant en un ordre incompréhensible quelques coupures de journaux, des courriers, donnant l’impression d’être voués tôt ou tard à être jetés. Sur les deux étages les plus proches du sol sont posés des cahiers à couvertures de couleurs diverses, simples cahiers d’écoliers, Clairfontaine ou autre – une vingtaine ; les feuilletant, découvrir de longs paragraphes (généralement de dix pages environ) d’une écriture sage, mesurée, avec quelques très rares ratures (il y a sans doute eu des brouillons préalables, détruits au fur et à mesure) en lisant une ou deux lignes de temps en temps on parcourt une partie de l’histoire du pays, vu par des yeux de plus en plus englobants, avec sous-jacentes, les traces d’une vie privée très discrète effleurés sur un ton détaché que la neutralité du reste du discours fait ressortir… œuvre de mémorialiste qui ne se voulait pas publique. Trois cahiers sont posés sur l’étage le plus haut du rayonnage en retour, occupant seuls pour le moment sur une partie laissée en attente (les deux premiers étages) au dessus de livres brochés, Gide, Maurois, Raymond Abellio : « les yeux d’Ezechiel sont ouverts », Romain Rolland, Queffélec, etc… des traductions aussi, dos Passos, Naipaul etc.. Sur la cheminée étroite de pierre blanche (comblanchien ? peut-être), qui fait suite au rayonnage, surmontée d’un haut miroir un peu plus étroit encore et sans cadre, en partant de la gauche : un grand vase chinois blanc et bleu monté en lampe avec un abat-jour de tissu tendu blanc cassé, un vase de cristal vide, une petite pendule en malachite et « La lézarde » de Glissant. Entre la jambe droite de la cheminée et le lit qui fait office de divan, un petit tabouret pliant portant une lampe de chevet à abat-jour plissé vert pale indique une utilisation récente de la pièce comme chambre à donner. Le lit est recouvert d’une enveloppe de reps vert, identique à celui qui habille le sommier ; à sa tête, contre le mur de droite en entrant un petit polochon gainé du même reps et, diminuant la largeur de la partie couchette, une série de coussins en reps, en soie, en cuir, fantaisie qui reste cantonnée à une gamme de tons sourds. Les fils électriques au centre de la pièce destinés à un lustre, dépourvus de douille, sont rabattus contre le plafond et maintenus par un bandeau collant brun, en une installation provisoire devenue sans doute définitive.