Lui
Il naît à la suite de deux garçons et deux filles. Il est le petit dernier élevé par eux. Il n’est pas malheureux. Il tape dans le ballon dans les rues. Il revient à la maison les genoux écorchés. Il tend sa jambe à sa grande sœur. Il se bat dans la cour de l’école. Il est juif. Il revient la chemise déchirée. Il s’applique à l’école. Il gardera, plus tard, la belle écriture penchée de ceux qui se sont arrêtés au certificat. Il dort avec ses deux frères. Il traverse la chambre des filles pour monter dans son lit. Il est doux et serviable. Il aide son père à la forge. Il prépare les fers pour les chevaux. Il aime ça. Dès qu’il peut, il va se baigner avec ses copains. Il a un beau corps, sec. Il aime ses livres de classe, ceux où il apprend à lire et à compter et un peu d’autres choses. Il ne sait pas qu’il existe d’autres livres. Il part camper avec ses copains, sac au dos, à l’auberge de jeunesse du Cap Falcon. Il aime ça, marcher, dormir à la belle étoile, l’amitié. Il a un bon copain, Henri, un juif moitié russe moitié polonais. Il milite au parti communiste algérien. Il dirige Alger républicain, plus tard interdit. Il se cache. Il continue à écrire pour L’Huma, en France. Il est arrêté par les paras. Il est torturé. Il en parlera dans un livre qui le fera connaître. Il a de l’admiration pour son camarade Henri. Il trouve un petit local à Oran où ils se retrouvent pour animer les réunions de l’Union de la jeunesse démocratique algérienne. Il organise des cercles dans les faubourgs. Il visite les sections du département. Il a plein de copains Algériens. Il croit dans « les lendemains qui chantent » et dans « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ». Il rentre comme agent de la fonction publique à Électricité et Gaz d’Algérie. Il relève les compteurs chez les gens. Il est délégué à la CGT locale. Il a le sens de la justice chevillé au corps. Il défend ses camarades, qui gravissent les échelons. Lui, relève toujours les compteurs. Il va dans un bal de quartier un dimanche après-midi. Il invite une fille à danser. Il tombe amoureux de sa taille fine et de ses jolies jambes. Il la revoit. Elle est juive. Il l’emmène pique-niquer avec ses camarades du parti, du syndicat. Il est heureux avec eux. Il est amoureux d’elle. Il ne voit pas qu’elle le méprise. Il l’épouse. Il lui fait un enfant. Il ne voit pas qu’elle ne veut ni de l’enfant ni de lui. Il continue à relever les compteurs. Il essaie de la calmer quand elle crie. Il lui fait un deuxième enfant. Il ne peut plus l’approcher. Il la regarde de loin. Il regarde de loin ce bébé qu’il adore. Il envoie les enfants en France parce que c’est plus sûr. Il reste à Oran avec elle. Il est dans la rue le 5 juillet 1962. Plus tard, il entend cogner à sa porte. Il va ouvrir. Il doit faire sa valise, maintenant, tout de suite. Il interroge du regard Saïd, à la tête du groupe armé. Il connaît bien Saïd. Il le voit toutes les semaines au local. Il doit faire sa valise, maintenant, tout de suite, sinon Saïd ne pourra rien pour lui. Il attrape sa valise et sa femme et ils sortent de la maison, mitraillette au dos. Il suit Saïd et les autres jusqu’au port, avec elle, haineuse, qui court derrière lui sa valise au bout du bras. – Et maintenant, ça nous sert à quoi tous tes petits copains arabes, hein ? Il a la vie sauve, elle aussi. Il attend au milieu de la foule sur le port. Il est jeté dans le premier bateau, elle ne desserre plus les dents. Il arrive à Marseille. Il reçoit sa mutation pour la division EDF de La Rochelle. Il obtient un appartement HLM. Il va récupérer les deux enfants dans des coins qu’il ne connaît pas en France. Il revient. Il relève toujours les compteurs, à La Rochelle maintenant. Il rentre tous les soirs à 17 heures. Il fait à manger pour elle qui ne quitte plus le lit, et les enfants. Il prépare aussi le biberon du bébé qui vient de naître. Il ne desserre plus les dents. Il obtient un terrain dans une ZUP par l’EDF pour construire une maison. Il se dit qu’elle ira peut-être mieux. Il continue à relever les compteurs. Il fume son paquet de Gauloises tous les jours. Il retourne son assiette pour manger sa compote. Il la crispe, dès qu’il est là, il l’a crispe. Il ne gagne pas d’argent, il n’a aucune ambition, il lui a gâché la vie. Il crie. Il balance les assiettes. Il se cogne aux lendemains qui déchantent. Il se met à cogner. Il en a fini avec les compteurs. Il n’a rien d’autre à faire. Il meurt.
belle transposition du elle au lui ! on se dit que là aussi belle piste pour une enquête de plus large format (comme dans les Géorgiques de Claude Simon, même si en ce cas c’est un seul personnage)…
Merci François. Personnellement, toutes les propositions sont pour moi des fils que je tire sans savoir toujours vers où. Mais c’est ainsi que je me les m’approprie et que j’en retire beaucoup de profit.
… un fil déjà bien étiré, la bobine est longue sans doute et le fil de double épaisseur de surcroît ; « il meurt » n’en est que l’un des 2 bouts, ce qui en est dit donne assurement envie d’apprendre davantage…