Elle regarde l’hiver par la fenêtre. Elle reste dans la cuisine où il fait le plus chaud. Elle met souvent la main sur sa poitrine. Elle veut savoir si son cœur bat encore. Elle a quitté son village il y a presque dix ans. Elle se souvient du jour où elle a pris le car avec sa petite valise en carton bouilli. Elle est originaire du fin fond du département. Elle ne regrette rien. Elle a environ vingt-cinq ans. Elle la regarde là assise à la table. Elle lui essuie la bouche pour qu’elle rentre sa langue. Elle est en train de jouer avec ses cubes en bois. Elle les empile et les fait tomber avant de reconstruire. Elle fait cela indéfiniment. Elle ne s’en lasse pas. Elle triture sa langue comme on tête son pouce. Elle n’a que peu de mots pour parler. Elle sait qu’il faut mettre son manteau et son écharpe pour sortir dans le jardin. Elle sait l’heure à laquelle son père va rentrer. Elle sait qu’il est au travail et que c’est un travail difficile. Elle prépare ses chaussons. Elle les met dans le tiroir en bas de la cuisinière à charbon l’un à côté de l’autre. Elle n’a pas d’autres projets que de faire plaisir à son père. Elle soulève le rideau court en dentelle. Elle jette les yeux par la fenêtre le plus loin possible. Elle ne peut plus reculer maintenant avec l’enfant. Elle met sa vie entre parenthèses. Elle ne s’en rend pas vraiment compte. Elle ne réfléchit pas aux choix qu’elle a faits. Elle a dix-huit ans. Elle est à la ferme avec ses parents et ses frères et sœurs. Elle ne sait pas la vie qui l’attend. Elle veut se marier avoir des enfants. Elle perçoit d’étranges mouvements dans son cœur. Elle réussit bien à l’école. Elle aura un beau métier. Elle n’a pas envie de quitter sa famille et le hameau de sa naissance. Elle marche dans les champs cultivés, aussi le long de la petite rivière. Elle coupe de l’herbe pour les lapins. Elle prend le car pour aller étudier à la ville. Elle prend le car pour aller rejoindre le bord de la mer où elle va vivre après. Elle rejoint l’homme qui l’a choisie. Elle met au monde une fille. Elle lit des magazines dans la salle d’attente d’un médecin. Elle a pris un jeu pour amuser la petite. Elle est très pâle. Elle a le visage infiniment pâle si bien qu’on s’inquiète pour elle. Elle a une maladie du sang. Elle ne dépassera pas ses dix ans. Elle l’a prise sur les genoux. Elle regarde les images du livre. Elle tourne les pages pour elle. Elle a le cœur tordu. Elle passe sa main douce sur le cou découvert puis sur les cheveux clairs. Elle écoute bien ce que le docteur lui dit. Elle prend chaque mot les uns après les autres. Elle essaie de les retenir. Elle ressasse les mots quand elle est de retour dans sa cuisine. Elle les dit au père qui pince ses lèvres pour ne rien laisser paraître. Elle fait de la couture, une petite robe avec des volants. Elle s’est endormie sur la table. Elle la prend dans ses bras. Elle la porte sur le lit blanc. Elle la porte en terre en plein hiver à l’âge de neuf ans. Elle a trente ans. Elle regarde par la fenêtre les gens qui passent à pied ou en vélo dans le chemin. Elle remâche une prière toujours la même. Elle range une mèche de cheveux dans la petite valise en carton bouilli. Elle range la robe à volants mise rien qu’une fois. Elle fait le ménage. Elle a toujours été très pieuse. Elle entend la voix des anges. Elle met du charbon dans la cuisinière. Elle épluche des légumes pour faire une soupe. Elle pense à l’autre fillette et au bébé. Elle entend ses pleurs. Elle gratte du chocolat sur les tartines de beurre pour le quatre-heures. Elle regarde par la fenêtre de la cuisine. Elle a quatre-vingt-douze ans. Elle ouvre la valise en carton bouilli. Elle caresse la mèche blonde. Elle ouvre le cahier de coloriage et déplie la robe. Elle ne regrette rien. Elle met sa main sur sa poitrine. Elle veut savoir si son cœur bat encore.
un cœur. Une valise en carton bouilli. Une robe qui se plie et se déplie. Une vie à prendre dans ses bras.
Ce sont des éléments qui reviennent souvent dans mes images de l’avant ma naissance… la valise, la robe… c’est revenu dans ce flot de ‘Elle’ forcément
Comme il me touche de te savoir passée par là
(je manque de temps pour aller voir tout le monde, mais je te lis…)
Beau et si juste, ton commentaire, Nathalie.
Très beau. Les phrases sont lourdes de sens et je trouve que leur enchaînement, plutôt que de raconter l’histoire par petites touches successives, souligne la pesanteur du propos. Et nous vrille le coeur.
Le texte doit tout à cette proposition géniale de ce glissement imperceptible d’un personnage à l’autre, d’une époque à l’autre… ou perceptible à de petites choses
Je croyais qu’on allait rien y comprendre. En fait l’exercice est extraordinaire…
Merci énormément, JLuc, de ton regard sensible.
elle et elle, elles et le coeur qui bat, qui pense à d’autres coeurs, et bien sûr le choix des mots et la pudeur nécessaire et naturelle
je retravaille souvent les mêmes scènes, mais vues sous d’autres angles, avec d’autres parti-pris d’écriture, plutôt que de repartir à chaque fois sur d’autres pistes…
approfondissement, tentative du moins
et ce « cycle » Autobiographies comme fictions » s’y prête tout à fait
merci pour ce passage et toutes ces douces attentions
Il y a déjà pleins de commentaires et c’est normal c’est super bien ce texte Françoise. Plaisir de t’entendre ce soir parler de ton travail. Beaucoup de poésie, merci.
Ton passage me touche beaucoup… merci infiniment
cet atelier nous réserve des moments de grâce et c’est toujours comme ça, on ne sait pas quand ils arrivent…
Sache que je vais souvent vers tes pages moi aussi, mais ne laisse pas toujours trace
Arghh…toujours si difficile de parler de son travail quand on parle à des dizaines de personnes dont on ne sait pas grand chose, mais il faut se jeter à l’eau !
Le coeur touche recurrente fil conducteur de l’une à l’autre. Très beau. Ces phrases courtes et lourdes. Merci, Françoise.
Merci Anne d’être venue jusqu’ici…
il faut bien dire que cette proposition est géniale, ces « elles » qui se succèdent et racontent des histoires croisées ou non… vraiment génial…