Codicille : Pour un projet d’écriture, j’avais besoin d’une cave sortie de mon imagination. J’ai donc repris cette consigne de passe-murailles (qui date de plusieurs semaines) autour de Jean Echenoz. Pour voir où elle m’emmenait.
L’odeur fraîche de l’humidité, du bois humide, de la poussière humide, des oignons, aulx, pommes-de-terre humides, l’odeur des plus anciens souvenirs comme cet enfant apeuré qui vient chercher une bouteille d’huile, parce que cet enfant c’est moi, parce que ces souvenirs m’appartiennent, ceux de la cave de l’immeuble où j’ai pensé toute mon enfance, pas la cave, l’immeuble, cet enfant c’est moi et il a peur de ce qui deviendra ce souvenir que je vous livre, cet autre moi qui pour lui est un fantôme, dans cette cave mal éclairée d’où jaillissent les formes de ses peurs, de mes peurs, derrière l’étagère où dorment pêle-mêle son/mon ancien ours en peluche devenu borgne après une chute du troisième étage, la boîte de son/mon/notre circuit électrique hérité de mes grands-frères, des planches en bois et des bocaux en verre, derrière le porte-bouteilles en acier rempli de bouteilles, elles-même remplies d’huile achetée en vrac à un marchand ambulant. Le temps de cligner des yeux. Une autre cave, moins humide, aussi poussiéreuse, où sont rangées méticuleusement des dizaines, des centaines de boîtes renfermant les souvenirs de toute une vie, celle d’une veille dame aujourd’hui disparue, l’odeur des pages du livre où Clara Beaudoux explore en tweets de 150 signes la cave de Madeleine devenue sienne, des souvenirs qui ne sont pas le siens, des souvenirs qui ne sont pas les miens, si ce n’est ceux de cette lecture à la fois dérangeante et passionnante, une exploration pleine d’interdits intimes dans laquelle je revois des photos, des lettres, des cartes postales, des objets sortis de leur cachette en boîtes, et de me demander si ces photos n’étaient pas les miennes, ou plutôt ne seraient pas les miennes puisque je n’ai pas cent ans, puisque je ne suis pas mort, sauf si je l’ignore, sauf si cette cave apparue après un clignement de mes yeux était une image imprimée derrière mes paupières mais pour ça j’ai une solution, celle de fermer à nouveau mes paupières. Le temps de cligner des yeux. Une nouvelle cave encore, celle d’un ami qui vit à Manosque, un ami passionné de vin mais ce n’est pas pour cette raison qu’il est mon ami même si ça aide, un ami que j’ai aidé à construire sa cave à vins, à creuser dans la terre meuble et fraîche sous sa vieille maison, à faire des niches dans lesquelles ce passionné de bons crus a emmuré quelques bouteilles comme autant de trésors, me faisant promettre le secret, promesse que je n’ai eu aucun mal à tenir puisque j’en avais oublié l’existence jusqu’à ce jour, assez récent, où j’ai appris la mort subite de cet ami et je me demande depuis si quelqu’un d’autre que moi était dans la confidence, si ces bouteilles ont été découvertes, mais je ne dirai rien, je vis trop loin, je ne connais personne qui le connaisse, je garderai le secret, je garderai le souvenir de cette cave humide où il a enterré son trésor, l’image des petits murs en pierre qu’on a érigés ensemble pour obturer les niches creusées dans la terre, je garderai cette image au fond de moi sans rien dire à personne. Le temps de cligner des yeux. Encore une autre cave, plus lumineuse, un lieu de vie, avec des lits, des boites de conserves rangées impeccablement en ordre de bataille sur plusieurs rangées d’étagères, des jerricans d’eau, de pétrole, des bouteilles de toutes sortes, la cave d’un couple d’amis suisses, à La Chaux de Fonds plus précisément, leur cave aménagée en abri anti-atomique, c’est fréquent chez les Helvètes paraît-il, et de me demander comment on peut arriver à prévoir qu’on jour la terre sera invivable, et de me demander comment on peut vivre ici en imaginant que la mort est partout dehors, et de me demander combien de personnes vivent aujourd’hui dans la rue et aimeraient profiter de ce logement sans même que la moindre menace atomique n’existe, et de ma demander s’ils ont prévu du chocolat, ce serait bête d’oublier le chocolat, et de me dire que la vie n’est pas seulement parce que le coeur bat encore. Le temps de cligner des yeux. Me retrouver dans cette cave, enfin, celle que je redoutais, sans lumière ou si peu, juste celle qui vient du soupirail tout en haut d’où proviennent aussi quelques bruits étouffés de la rue, avec cette odeur forte, toujours aussi humide, toujours aussi remplie de poussière, cette cave vide sans aucune porte, sans aucun accès, sans aucune issue à part le minuscule soupirail, un endroit oublié de tout le monde sauf de moi, avec au milieu une bâche recouvrant un tas, immobile, une bâche d’où émergent le bout de deux basket rouges, sales mais rouges, une bâche recouvrant le corps d’un homme sans vie posé sur le sol en terre, recroquevillé en chien de fusil, mon corps parce que je suis cet homme mort, je suis ce mystère dans cette cave sans accès, sans porte, sans issue à part ce misérable soupirail d’où vient une faible lumière et quelques bruits étouffés de la rue, et je vois derrière mes paupières défiler une succession de caves, humides, poussiéreuses, sans que je comprenne pourquoi.