Quand je vois Salim ; ses doigts couverts d’engelures ; je me dis j’ai tout à désapprendre ; je ne me souviens que ; sa peur ; coudes frottés contre les côtes ; le geste réitéré ; les mots linoléum ; dans le sourire tu sais Salim ça veut dire quoi, tu sais Salim ça veut dire sûr, ça veut dire en sécurité ; ça le fait rire d’avoir dévié ; l’étymologie ; le rire fait baisser sa tête ; comme s’il devait avoir honte ; au final ; de tout ça ; la vie saisie par les pieds ; remuée dans le froid ; remuée l’année de marche ; depuis le vide le long néant désert syrien ; les pieds dans l’herbe gelée ; une forêt géante interminable à l’est de la Pologne ; les doigts boursoufflés rougis par le froid ; le nez déformé ; l’arrière des oreilles ; j’applique une crème ; c’est douloureux ; très ; il sursaute ; souffle entre les dents ; mâchoires serrées ; le bout des chaussures frotté sur le linoléum ; c’est bientôt fini ; et les pieds ? je demande ; il avait trois chaussettes ; il avait volé de bonnes chaussures à des militaires russes ; mais c’était deux chaussures pour le pied droit ; ça lui a fait mal très mal aux chevilles ; il me regarde ; il me détaille ; les pupilles dans la forêt ; les mains gonflées de froid ; l’hiver insomniaque ; on sourit ensemble ; on a le même âge ; tu es courageux je dis ; c’est important de dire ; dire dans les mains ; dans le bout des semelles ; se tordent sur le linoléum ; dire deux fois ; redire pour que ce soit compris ; quoi redis ; après ça reste longtemps gravé dans la tête ; tu connais du monde ici ; non je connais personne ; j’ai peur des autres je fais pas confiance ; je cache mes affaires ; j’ai acheté trois cadenas ; tu as réussi à venir c’est quelque chose ça tout de même ; il sourit ; oui mais toi c’est mieux tu as un travail c’est mieux ça ; oh tu sais infirmier ici c’est pas ; chez nous c’est grand infirmier c’est grand travail ; je regarde ses pieds ; il a eu du mal à enlever les chaussettes ; les trois paires emplies de mousses de brins d’herbes ; l’eau noire ; je m’aperçois ; engelures bleues ; la peau trop blanche ; bleue aussi ; les plaies ; ont dégénéré ; vous avez gardé trop longtemps vos chaussures ; qu’est-ce que ça veut dire ; ça veut dire que ; je dis plus rien ; l’engelure est si profonde ; les orteils ; le plat du pied ; le bord ; je vois ce qu’il ; je palpe ; l’opération ; je vois la boue les nuits les bras collés aux jambes ; au bout des jambes les pieds qui nagent ; l’eau noire ; la puanteur ; je vois déjà ; les yeux qui viendront lui dire ; avec les papiers devant les yeux ; dire ce qui doit ; l’amputation ; convalescence ; l’amputation ; l’âme ; l’herbe gelée ; forêt de pieds ; chemins de plaie ; chemins ; rééducation ; guerre du corps ; débâcle ; régression progression ; vie survie ; ton âme ; Salim mon âge ; mon frère lointain ; nos vies contraires ; on va se voir encore souvent ; ne t’inquiète plus ; tout ça c’est fini ; tu es entre de bonnes mains ; on va te guérir ; Salim nos vies ; Salim nos pieds dans l’herbe gelée.
Mais que j’aime ce texte – Je me suis fait complètement happée, en plein coeur pour Salim, de vos pieds à vos sourires, par cette rencontre. De ce point virgule, qui ponctue si bien, ce dialogue silencieux. Tellement d’images surgissant à la lecture. Merci beaucoup Françoise.
Merci infiniment Clarence pour votre lecture si sensible, je suis extrêmement touchée… Très douce soirée à vous
c’est fort Françoise. Donne envie d’être dit. Merci
Merci vivement chère Nathalie… Et à tout de suite sur vos textes
Merci Françoise Breton. Voir, entendre, souffrir. Et espérer aussi.
Grand merci cher Ugo, vais de ce pas découvrir vos derniers textes, belle soirée à vous
Lu, relu. Impressionnée vraiment. Le point-virgule comme une forme de pudeur.
Merci vivement Catherine, oui la pudeur, c’est exactement ce temps là si généreux du point-virgule… Belle soirée à vous
Comment la violence peut–elle être dite avec douceur ? Je suis impressionnée. Poignant et beau.
Merci infiniment chère Louise, vos mots me touchent profondément. A tout de suite sur vos textes ! Belle soirée à vous
sourire, coeur pris – et avoir réussi à le faire parler 🙂
Un grand merci chère Brigitte d’avoir pris le temps de me lire, belle soirée à toi 🙂