La porte d’entrée de la maison de mes grands-parents paternels donne sur le boulevard. Une allée gravillonnée, quelques marches, une porte austère, impossible de la décrire, elle brille par sa neutralité. Je ne l’ai jamais vue, de toute mon enfance, s’ouvrir. Une porte sans vie, inhospitalière.
Plus haut dans le boulevard, le portillon donnant accès à la maison de mes grands-parents maternels. Vert tendre, avec des traces de rouille, un peu de guingois. Pour l’ouvrir, il faut glisser la main entre les barreaux et tourner la clé toujours présente dans la serrure.
Bloquée net par l’affiche clouée sur le portail : ATTENTION, CHIEN MÉCHANT. Peur irraisonnée des chiens et celui-là jappe férocement. Incapable d’entrer pour donner à l’amie de ma grand-mère la brioche qui, dans mon panier, embaume la fleur d’oranger. Faire un demi-tour prudent et tout le long du trajet savourer le gâteau, miam !
Cette porte donne sur une arrière-cour sombre. Des panneaux de bois dans le bas, des carreaux vitrés dans la partie haute. L’un d’eux, fêlé, a été consolidé par un almanach des postes au dessin joyeux : un pré, une chèvre blanche, un garçon. Les trois autres sont ternes, pleins de chiures de mouches.
La porte de la chambre des parents toujours fermée. Interdiction d’entrer, parfois y coller l’oreille.
Une porte fait communiquer ma chambre à celle de mon petit frère. Pas de clé, pas de verrou et ses incursions incessantes.
Dans le hall, un piano trône. Derrière lui, une porte à double battant condamnée.
La première attente devant la porte du petit pensionnant. Sonnerie mélodieuse. Des pas précipités. Un œil derrière le judas. Envie de fuir.
Un collier autour de mon cou. À son extrémité, une clé. Elle ouvre la porte de l’immeuble, rue d’Oran, la porte de l’appartement au 3ème étage, la porte de la terrasse au 6ème. Je suis la fillette à la clé ; je dois la cacher sous mon corsage.
La porte vers la cave, l’ignorer, et pourtant en savoir les effluves, salpêtre, odeurs de moisissures, de poussières de charbon, de vieilleries, sans doute dans un recoin des jouets cassés, une poupée abandonnée.
Mon étonnement devant la porte tournante de l’hôtel lors de vacances avec mes parents. Envie folle de m’engouffrer entre ces ailes vitrées, qu’elles tournent à toute vitesse telles celles d’un tourniquet. Peur aussi.
Rue Bernex, retour-souvenir vers la porte majestueuse du notable, le docteur Orsini, pour donner ce détail : un gratte pieds en fonte est scellé dans la pierre de la marche. Prière de se décrotter les semelles avant d’entrer.
Retour vers le Boulevard Notre-Dame. Devant la porte de Madame Morand, une surprise : pour la première fois, découvrir un paillasson qui clame : BIENVENUE, en lettres de feu ; de plus ne pas entendre les glapissements exacerbés du cocker. Serait-il possible qu’il soit devenu accueillant ?
Maison familiale à Valensole. De la porte donnant sur la rue Jules Ferry, un seul souvenir : sa clé en fer forgé. Étonnante par son anneau en forme de cœur, par sa taille, plus grande que ma main, par sa lourdeur. Et aussi l’injonction de l’aïeul : surtout ne pas la perdre, impossible à refaire. Comment la perdre, elle si encombrante ?
À Valensole encore, arrêt devant le portail du cimetière, flanqué de deux cyprès, noir, lourd. Les bras encombrés de pots de chrysanthèmes et grinçant des dents face à cette corvée, dans l’attente du gémissement aigu des gonds rouillés et usés quand il sera temps de pousser le battant.
En plein cœur de son Plateau, entre champs de blé et de lavande, la porte bleue du mas ombragée par la treille et le chat roux qui somnole à l’abri du mistral.
Dans le vieux bourg de Guillestre, toutes les portes qui donnent sur les caves, les étables, les salles communes, sont percées de chatières. Les chats allaient et venaient à la poursuite des rats en toute liberté.
Pas de chatière pour mon chien ! Quand il veut sortir, il gratte à la porte, il abîme son vernis, il grogne. Je me précipite. Je suis son groom, son concierge, la femme aux clés d’or.
Portes gouvernementalement closes, pour crise sanitaire, celles des bibliothèques, des librairies, des théâtres, des cinémas, des salles de concert, de conférences, de sports, de réunions associatives, de fêtes… lieux dits non essentiels… Non essentiels, vraiment, ces lieux de vie ?
Portes de l’ailleurs.
Qu’elles soient monumentales, discrètes, ouvragées, secrètes, cloutées, traditionnelles, artistiques, abandonnées, centenaires ou multi-centenaires, les portes marocaines captent mon regard. Je rêve de les pousser pour découvrir ce qui se cache derrière elles.
A Chefchaouen, les portes sont d’un bleu lumineux, et ce heurtoir en forme de main délicatement ornée de tatouages donne envie de la caresser.
Les portes en moucharabieh, leurs jeux d’ombres et de lumière, fermeture et ouverture sur le mystère du dedans.
Porte de cèdre massif cloutée d’une mosquée tunisienne, des chaussures en attente, je ne déposerai pas les miennes, l’entrée m’est interdite.
Portes du pays Dogon, les ancêtres mythiques sont sculptés dans le bois, des crocodiles aussi, ces motifs sont là pour me dissuader d’entrer.
Dans le désert mauritanien, la tente blanche des nomades, un voile léger comme porte.
Autour des portes de Oualata, de magnifiques peintures polychromes aux figures géométriques, en argile blanche sur fond ocre, œuvre traditionnelle des femmes, impossible de les admirer encore, en raison de la menace terroriste dans le Sahel.
Bien d’autres encore devenues inaccessibles, dans ces régions qui nous sont déconseillées, risques d’attentats et d’enlèvements.
Pour finir, la dernière porte, mais une seule vraiment ? Dans ma maison des Hautes-Alpes, souvent, cette question de mes amis : « Mais où est la porte d’entrée ? ». Oui, six portes donnent sur le jardin, la terrasse, le balcon, l’escalier de bois, Aucune d’elles ne peut revendiquer le titre honorable de porte d’entrée. Elles le sont toutes, elles ne le sont pas. À vous de pousser l’une d’elles pour en décider !
J’en ai le tournis. En quelques phrases, comme d’un claquement de doigt vous dressez, faites apparaître ces portes devant nous, tourner, s’évanouir. Et vivre. Belle aventure de lecture