#autobiographies #05 | réécrire l’arbre

Version d’arrivée
Inattendu dans un panorama de serres et de valats, de gardons, de ravins, de routes étroites, tortueuses, de châtaigniers et de chênes verts (1). De taille moyenne [il me paraissait immense bien sûr, ce n’est qu’en consultant le net sur cette espèce d’arbre que je l’ai su « moyen »] – une vingtaine de mètres [je me souviens de sa taille exacte, 19 mètres. Nous l’avions mesuré au sol, je retenais mes larmes devant ce tronc allongé dans l’herbe et la boue] – sur un sol schisteux (2), à peine enherbé – de cette herbe qui s’épaissit pourtant à force de tontes successives – [en écrivant ceci, j’avais repensé au père de D., qui refusait de semer du gazon et répétait que ce n’était qu’une herbe comme une autre, à tailler et retailler], devant la maison de pierres et de lauzes [quand aurai-je fini de parler de cette maison-là (3)]. Entouré d’un jasmin d’hiver jaune [ma voisine en contrebas m’en a avait offert un autre à la mort de celui-ci, dans un pot émaillé bleu sombre qui résistait au gel] et d’un seringat blanc [je perçois encore le parfum de cet arbuste lors de notre toute première visite à la maison de Noé, parfum qui a joué son rôle aussi dans la décision d’acheter. Car le dehors là encore avait compté largement autant que le dedans]. Eucalyptus. Originaire d’Australie. Capable de s’adapter à différents environnements, et c’est bien pourquoi on le retrouve ici, en Lozère, sur un versant méditerranéen [ceci dit, je n’ai pas souvenir d’un seul autre eucalyptus autour des maisons visitées ou devenues amies au fil de notre installation en Lozère], certes, mais encore très enneigé durant l’hiver au moment de sa plantation, une trentaine d’années auparavant (4). [ La neige, nous avions demandé si elle tombait encore en hiver et si elle « durait », ce qui avait amusé un garde du Parc : « il y a trente ans, oui, vous pouviez skier d’une maison à l’autre, aujourd’hui à peine si ça tient une journée. » C’est faux, nous avons eu quelques hivers blancs, silencieux, où s’apercevaient les traces de la renarde venue rôder autour de la maison puis du poulailler ; celles d’oiseaux sur le chemin forestier qui descendait jusqu’à la Combe Del Salze ;  celles des chats qui se risquaient dehors].  Et de chercher qui avait pu avoir cette idée saugrenue dans les années 1970 de repiquer ici une essence exogène. Un Anglais, présent deux mois sur douze, l’été, [pas besoin d’être Anglais, notre voisin, bien français, avait fait le choix d’espèces étrangères au pays pour peupler le champ auparavant cultivé pour le foin], ayant aussi fait creuser une piscine – quand l’eau manque [il suffisait de descendre une vingtaine de minutes à travers la châtaigneraie pour arriver au gardon et ses vasques plus ou moins remplies selon les étés.] – et que la rivière coule à une vingtaine de minutes à pied (5). Les remarques fusent. Et l’on pense in petto à deux étrangers sur une même terre aride. Qu’une possible humanité relie, une « arbréité » peut-être… [j’ai été arbre dans une autre vie, jamais ne l’ai autant ressenti qu’en Cévennes, auprès de cet eucalyptus et de nombreux châtaigniers].

Eucalyptus. Quelqu’un explique sa flèche brisée par un hiver rude que la neige puis la glace avait alourdie, une gelée à -10° C ayant eu raison de la branche pointée vers le ciel. De là cette silhouette légèrement penchée, cette allure désinvolte, adolescente, gracile toujours, au feuillage léger, bleuté, qui sentait si fort une fois pressé entre les doigts [cette complicité, je l’ai regrettée tellement, je saluais l’eucalyptus, lui parlais, il me donnait quelques branchages fins, odorants, et je l’emportais ainsi dedans, le dedans qui restait imprégné de son parfum, longtemps]. Dès le premier regard, un ami. Une présence, une couleur, un charisme épatant qui plantait le décor de la vie dans cette contrée-là. Rien de convenu [oui, j’avais aimé l’idée que cet étranger puisse vivre ici, m’encourageant à m’adapter moi aussi à cette vie rude, solitaire, exigeante]. La nécessité de revendiquer le droit à un territoire, à des rêves, à des aspirations élevées sans pour autant pouvoir encore les nommer [ce territoire, je l’avais pris en plein cœur à notre première virée dans ce coin de petites montagnes et de châtaigniers, orangés, à l’automne, quand les montagnes se dressent, bleu sombre dans le ciel laiteux du matin, légèrement embrumées, et quelque chose s’était noué dans mon ventre, je les avais reconnues, elles m’avaient adoptées, ce serait ma terre, c’était ma terre]. Une complicité immédiate honorée de manière réciproque dans les moments de froidure qui engendraient rhumes, toux et autres bronchites. Ce parfum légèrement mentholé qui emplissait la pièce à peine laissait-on infuser les petites feuilles dans la casserole d’eau posée sur le poêle à bois [en dehors du fait que le poêle à bois exigeait une veille de nuit comme de jour pour être nourri suffisamment sous peine d’extinction, c’était aussi le complice permanent des soupes et des repas mitonnés à petit feu, je retrouvais grâce à lui les gestes de ma grand-mère, les recettes anciennes que j’adaptais au goût du jour (6)]. Des feuilles rondes comme recouvertes d’une couche de cire blanche, qui leur donne un aspect poudreux, argenté. Des feuilles à caresser, à sentir, à dessiner [je rêvais de tenir un herbier, ce que je n’ai jamais entrepris].

Eucalyptus ! Ton écorce bariolée se détachait par lambeaux, se prêtant aux paréidolies les plus diverses [comme bien d’autres troncs d’arbres photographiés à l’envi au début de mon installation en Cévennes (7)], chacun selon ses perceptions, ses projections du moment. Feuillu en toutes saisons, occultant le paysage depuis la fenêtre de la chambre ou du bureau [j’ai pris mille photos de ce paysage, chaque matin quasiment au réveil me promettant d’en « faire quelque chose »], gardien du trésor caché entre tes branches, ce paysage de montagnes et de hameaux dispersés [le souvenir ne dit rien avec ces mots des images encore imprimées dans mon cerveau]. Rougeoyant au feu du soleil levant, à celui du soleil couchant. Tes fruits comme des clochettes sèches, grisâtres, remplis de graines et d’avenir. Tombé de haut, contre toute attente, une nuit de grand froid et de silence, dans un vacarme assourdissant, avertissement accompagné de sueurs froides à la pensée que tu tombais ainsi, sans prévenir, fatigué par une longue maladie jamais ébruitée [je savais que tu tombais seul, ça me glaçait le sang ; cette souffrance à te savoir couché dans la nuit était totalement irrationnelle, mais elle était là]. Eucalyptus… Débité en rondins humides de pleurs, réduit à l’état de bois de chauffage, parfumant une dernière fois les pièces de la grande maison qu’il allait falloir abandonner.

Notes de bas de page

 1 – La « vraie Cévenne », disent les Anciens, celle des gardons et des vallées étroites.
 2 – Schiste, calcaire, granite : les trois roches qui caractérisent les paysages cévenols. Le schiste gris bleu, parfois rouge et jaune des petites vallées ; le calcaire des Grands Causses ; le granite du mont Lozère et du Bougès…
 3 – La maison de Noé, sur la commune de Molezon, doit son nom au second mari d’une propriétaire du début du XXe siècle, dont le charisme était apparemment exemplaire. La femme de Noé reposait derrière la maison, à l’ombre d’un if, sa tombe seulement marquée par une petite pierre dressée.
4 – Informations données par le propriétaire des lieux, alors, qui n’avait fait que succéder à deux ou trois autres, la bâtisse figurant au cadastre de 1830 ou 1840, ayant été abandonnée de longues années, devenue grange à foin et abri de berger, avant de trouver acquéreur dans les années 1970.
5 – Mais l’eau ne manquait peut-être pas alors… On connaît les dégâts de la sécheresse des dernières années… En 2006, la vigne vierge qui recouvrait la façade de la maison avait brûlé…
6 –  Cette vie à la montagne, ce « retour à la terre » n’avait rien d’exceptionnel pour moi qui n’ai connu dans mon enfance que cette vie-là, et bien que sans parents paysans. Mais je suis la seule de la fratrie à avoir désiré cette solitude peuplée d’arbres, de fruitiers, de poules et de canards, de lapins, de chats, de brebis, sans avoir pour autant le moindre statut de fermière.
7 –  Ces photos ont fait les beaux jours de mon blog à ses débuts en 2006, et touché l’œil de celle qui reste ma plus fidèle lectrice, Brigitte Célérier.

Version de départ
Inattendu dans un panorama de serres et de valats, de gardons, de ravins, de routes étroites, tortueuses, de châtaigniers et de chênes verts. De taille moyenne – une vingtaine de mètres – sur un sol schisteux, à peine enherbé – de cette herbe qui s’épaissit pourtant à force de tontes successives –, devant la maison de pierres et de lauzes. Entouré d’un jasmin d’hiver jaune et d’un seringat blanc. Eucalyptus. Originaire d’Australie. Capable de s’adapter à différents environnements, et c’est bien pourquoi on le retrouve ici, en Lozère, sur un versant méditerranéen, certes, mais encore très enneigé durant l’hiver au moment de sa plantation, une trentaine d’années auparavant. Et de chercher qui avait pu avoir cette idée saugrenue dans les années 1970 de repiquer ici une essence exogène. Un Anglais, présent deux mois sur douze, l’été, ayant aussi fait creuser une piscine – quand l’eau manque – et que la rivière coule à une vingtaine de minutes à pied. Les remarques fusent. Et l’on pense in petto à deux étrangers sur une même terre aride. Qu’une possible humanité relie, une « arbréité » peut-être…

Eucalyptus. Quelqu’un explique sa flèche brisée par un hiver rude que la neige puis la glace avait alourdie, une gelée à -10° C ayant eu raison de la branche pointée vers le ciel. De là cette silhouette légèrement penchée, cette allure désinvolte, adolescente, gracile toujours, au feuillage léger, bleuté, qui sentait si fort une fois pressé entre les doigts. Dès le premier regard, un ami. Une présence, une couleur, un charisme épatant qui plantait le décor de la vie dans cette contrée-là. Rien de convenu. La nécessité de revendiquer le droit à un territoire, à des rêves, à des aspirations élevées sans pour autant pouvoir encore les nommer. Une complicité immédiate honorée de manière réciproque dans les moments de froidure qui engendraient rhumes, toux et autres bronchites. Ce parfum légèrement mentholé qui emplissait la pièce à peine laissait-on infuser les petites feuilles dans la casserole d’eau posée sur le poêle à bois. Des feuilles rondes comme recouvertes d’une couche de cire blanche, qui leur donne un aspect poudreux, argenté. Des feuilles à caresser, à sentir, à dessiner.

Eucalyptus ! Ton écorce bariolée se détachait par lambeaux, se prêtant aux paréidolies les plus diverses, chacun selon ses perceptions, ses projections du moment. Feuillu en toutes saisons, occultant le paysage depuis la fenêtre de la chambre ou du bureau, gardien du trésor caché entre tes branches, ce paysage de montagnes et de hameaux dispersés. Rougeoyant au feu du soleil levant, à celui du soleil couchant. Tes fruits comme des clochettes sèches, grisâtres, remplis de graines et d’avenir. Tombé de haut, contre toute attente, une nuit de grand froid et de silence, dans un vacarme assourdissant, avertissement accompagné de sueurs froides à la pensée que tu tombais ainsi, sans prévenir, fatigué par une longue maladie jamais ébruitée. Eucalyptus… Débité en rondins humides de pleurs, réduit à l’état de bois de chauffage, parfumant une dernière fois les pièces de la grande maison qu’il allait falloir abandonner.

A propos de Marlen Sauvage

Journaliste longtemps. Puis dans l'édition. Puis animatrice d'ateliers après une formation Elisabeth Bing et DUAAE à Montpellier. J'anime encore quelques stages d'écriture, ai contribué aléatoirement au site des Cosaques des frontières, publié quelques livres – fictions et biofictions – participé à plusieurs ouvrages collectifs. Mon blog les ateliers du déluge.