Dans la seconde salle d’attente qui ouvre sur le couloir des consultations de nuit, elle est sagement étendue sur le lit, attend immobile et silencieuse, les deux mains jointes sur le ventre. J’approche doucement, ne sachant si elle dort, si elle sommeille légèrement, si elle profite de la chaleur du lieu pour se détendre. Un craquement de ma jambe. Elle tourne brutalement la tête. Nos yeux se rencontrent subitement, figés, répercutent leur désir de se reconnaître. Femmes, filles, pas encore mères, attentives à la pulsation de l’autre, patientes, acceptant la répétition de chaque jour sans y voir de démence, sans crainte d’œuvrer, mais inaptes à la confidence, lassées de parler pour les autres, d’entretenir le tempo de l’autre. « Même quand on est fatiguée, on continue toujours, n’est-ce pas ? souffle-t-elle en souriant. Vous n’êtes jamais fatiguée. Vous dormez comme une bête. Vous refusez de réfléchir afin de dormir et de continuer toujours… – Je préfère travailler la nuit, lui dis-je. Je préfère ce temps en suspens. Il y a moins de monde. Le couloir sommeille, nos chaussons glissent sur le linoléum, et puis, avant de venir, je n’entrevois plus l’angoisse de travailler. Ici le soir, on mange tous ensemble. Les restes de la cantine, les plats préparés aux patients qui n’ont finalement pas été servis, c’est interdit mais tout le monde le fait. Vous avez faim ? Vous voulez un bol de soupe ? Une tartine beurrée ? » Elle sourit : vous êtes gentille. – Vous venez d’où ? – Je viens du Togo, dit-elle en souriant. – Vous souffrez ? Vous avez mal quelque part ? – Je crois que je suis enceinte. Mais j’ai des crampes à l’estomac, c’est étrange… – Vous voulez que je prévienne quelqu’un ? Elle me regarde et sourit. Je n’ai pas de téléphone, je l’ai prêté à mon ami. – Vous connaissez un numéro par cœur ? Je peux vous laisser mon téléphone si vous voulez prévenir un proche. – Non, j’ai tout ce qu’il me faut. Dans un grand sac à main, grand comme une valise dont elle défait chaque boucle, elle sort un petit carnet. Je m’assieds près d’elle. « Il est grand votre sac ! – Oui, j’ai toute ma vie à l’intérieur, tout tient dedans. Et ce carnet surtout, mon bien le plus précieux. » Elle tire du gouffre en cuir une espèce de lamelle en cuir et le tourne entre les doigts comme une carte de tarot. « Vous avez des adresses de partout ? Du Togo également ? Et de France, à Paris peut-être ? « Elle Sourit. Oui, une adresse à Longjumeau. Nous étions résidentes du Cada à Savigny-sur-Orge, et nous occupions à trois mamans avec nos enfants respectifs un petit F3 dans la cité qui borde l’hôpital. Nous y étions bien, nous faisions sécher du linge toute la journée, même contre la porte du four, nous ne l’utilisions jamais parce que nous avions peur de mal faire, d’ouvrir le gaz et qu’il explose. Nous avions peur du gaz. Nous étendions les chaussettes contre les poignées des placards et des tiroirs, il y avait tant de linge partout, nous regardions avec ravissement cette machine qui tournait tout le jour et qui n’arrêtait jamais, comme si nous lavions nos peurs à grandes eaux lessiveuses. – ça devait sentir le frais chez vous… – Je ne me souviens plus de l’odeur, mais les étalages de vêtements partout oui, en haut des portes…
– Vous me montrez ? La femme fait rapidement tourner les pages, s’arrête au hasard du petit carnet. Ouvre un feuillet. Là c’est l’école où je donnais des cours. – Vous étiez institutrice ? – Ici, c’est l’adresse d’une amie enseignante, qui m’a donné les derniers conseils avant de partir… Et là, l’adresse de mon père… C’était impossible chez mon père. Depuis le décès de ma mère, mon père avait pris une autre femme, et cette femme ne voulait pas de moi. Elle disait que j’étais hantée par le diable, qu’il fallait que je subisse des séances de désenvoûtement, et j’ai accepté pour elle et pour mon père de me prêter à la magie, je me sentais hantée, tout me semblait suspect en moi, et elle a fini par convaincre mon père de me mettre à la porte. Après, j’ai trouvé refuge chez ma tante, mais là aussi je n’ai pas pu rester… Mon oncle venait la nuit, toquer contre ma porte. J’ai dû fuir, j’étais inconsolable. Et puis j’ai rencontré une amie, une ancienne collègue, qui m’a hébergée un peu… j’avais honte de ne pas avoir de véritable maison, un chez moi, un refuge. – Vous pouvez considérer que cet hôpital en est un, comme une petite forme de refuge temporaire… Vous avez trouvé un appartement à Brest ? – Oui, rue de Gonidec, on entend le cri des mouettes ! Oui, ici c’est un peu Lomé, une Afrique inversée, froide et pluvieuse, ouverte sur l’océan… Je vais faire une formation d’aide-soignante. – Oh alors, vous pourrez faire votre stage ici ! Je pourrai même être votre tutrice ! Nous sourions, et le carnet retourne dans sa matrice, large champ de souvenirs et de peines enfouies. Soudain, son visage s’éclaire : oui, je veux bien un morceau de fromage. Quand je suis arrivée en France, c’est le fromage qui m’a sauvée de la faim, qui m’a nourrie tous les jours, qui m’a donnée la force. – Ah oui, si j’ai bien une adresse planquée dans le cœur, alors je vous raconterai comment vit une amie à Chambéry, la seule amie qui m’invite chez elle pendant les vacances. Le fromage, c’est aussi pour moi une force centrifuge.