Seules ma grand-mère et sa soeur ont vécu plusieurs décennies à la même adresse. Au grès de mes déménagements, j’ai continué de leur écrire. Ce sont les seules adresses que je connais par coeur.
Impasse des marées, une route de graviers quelques mètres avant le Bassin, une maison de bois construite à la main par son mari et ses fils. Elle n’est pas grande mais pleine de vie et d’enfants, en été, on campe même dans le jardin.
Villa l’Orée du bois, après une longue route, on traverse le village, dépassant le bourg, l’église et son cimetierre. Un grand virage à quatre vingt-dix degrès, la voiture monte la colline et enfin l’immense bâtisse apparait entre les arbres. Ma grande tante sur la terrasse, robe à fleurs et chignon impeccable. Le parfum de la laque et de la poudre me confirment que la coiffeuse est venue ce matin.
Dans la chambre des enfants, ma grand-mère garde ses papiers dans un petit meuble fermé, son secrétaire. En tournant la clé, le plan de travail s’ouvre et laisse dépasser un tas de feuilles blanches au format A4, un pot remplis de couleurs, un almanach de 1985, un énorme botin aux pages blanches. Sur les étagères du haut, feuilles d’impositions et factures médicales prennent la poussière. Trois livres ayant appartenu autrefois à mon père, les pages sont brunes, l’odeur fait un peu tousser.
En écartant de la main le rideau de perles de buis, on entre dans le salon ombragé de la villa. Les murs épais et les volets clos conservent la fraîcheur. Le sol carrelé en damiers blancs et noirs, les meubles laqués et les fauteuils aux velours profonds, tout date des années cinquantes mais semble parfaitement intact. Le bureau de ma tante est recouvert de papiers, carnets et livres. A côté du cendrier d’argent toujours propre, une montre à gousset, des livres empilés, des lettres décachetées. Il n’est pas inhabituel de voir ma tante assise à ce bureau, son coupe-papier argenté en main. Un texte manuscrit de Jean Cocteau avec le dessin d’un visage punaisé sur le mur. Il parle d’opium et de douleur. Elle en connait un rayon sur la douleur, ma tante. En face d’elle, le portrait de son mari parti trop tôt. Il a l’allure des vedettes de cinéma et s’est tué dans un accident de voiture. Depuis elle ne prend que le taxi et se regarde vieillir dans le reflet de ses photos à l’éternelle jeunesse.
L’envie, la colère et l’incompréhension ont séparé les soeurs, plus tard elles seront réunies par la démence. Les deux soeurs ont chacune quitté leur maison dorénavant. Je ne leur écrit plus, mais j’ai encore leur adresse en mémoire. Ma grand-mère parle toujours de sa soeur. Elle ignore qu’elle n’est plus.