Les morts ont besoin d’espace, ils n’aiment pas rester coincés sous les ratures du stylo bille, si enfoncés dans le papier du carnet d’adresses qu’ils ressortent de l’autre côté, encore plus mort que les vivants. Libérer les morts des listes, des répertoires, les rendre à l’ouvert, qu’ils filent dans le cosmos.
Fantôme 1• Peujard, rue du Moulin de Valade. Une maison en bord de route. Route étroite qui délimite une parcelle de vigne côté maison et un près côté ferme, la ferme est en pierre, pas grande, mais il y’a deux bâtiments l’un derrière l’autre, une étable avec quelques vaches, les poules et les lapins en cages empilées dans le premier bâtiment en bord de route. Un tracteur, des chiens, des allées en gravillons, il y’a des trognes d’arbres et des grands sapins, des fruitiers aussi. L’homme vivait dans la maison récente avec sa femme, mais un jour elle est partie. Depuis il ne dit pas grand-chose, il traîne des pieds, la cuisine est encombrée de vaisselle, de bouteilles vides, des grappes de mouches pendent aux lanières tueuses du plafond. Une laideur remarquable aussi dans la couleur du mélaminé faux chêne des placards de cuisine. Il a le sourire cet homme quand les enfants arrivent, les chiens aussi sont contents, et c’est ici que les enfants apprennent à faire du vélos, il y en a qui sont à leur taille, sortis d’on ne sait où, un voisin peut-être… les chiens suivent les vélos dans la cour, léchent les égratignures, se roulent dans la boue quand il y en a, pour s’ébrouer bien fort. La boue et les chiens, les enfants aiment ça. La paille, la bouse, le lait. Les arbres fruitiers qui n’existe pas dans la maison de village, tout est plus beau avec cette crasse, le cul crotté des vaches, les petits granules des lapins, les fiente de poule, beaucoup d’odeur, beaucoup de vie. L’homme est triste, mais sans colère, abattu seulement, et il aime les enfants. Après la vendange, les voisins viennent pour goûter le bourru frais. Il est bon cette année, ils disent, alors les enfants répètent en faisant les gestes.
Fantôme 2 • Tauriac, au bout du chemin des écureuils, pris à gauche de la rue de Monnet en arrivant par la route de Blaye. Un large et haut portail rouillé, l’entrée d’une propriété bourgeoise mal entretenue. Il y a deux molosses allemands qui aboient sans méchanceté mais quand même, personne ne se sort de la voiture tant que la maîtresse ne descend pas les marches du perron ou n’apparaisse au fond du parc, arrivant de son potager. La terre est sableuse, et les asperges y poussent en quantité. Elle vit seule depuis longtemps, son mari est parti aussi, c’est vieux. Elle a une voix très grave, les cheveux courts mal coupés, blanc gris, des rides profondes et les dents pas droites, elle fume beaucoup et tout est unique, impressionnant, admirable à l’intérieur de cette femme qui n’emploie les mots de personne. Une femme qui pourrait être laide, mais non, c’est le contraire, tout se retourne, beauté, vivacité, intelligence, humour, distinction. Une tragédienne ou une intellectuelle qui aurait mis les mains dans la terre, et se serait frotté le front. Elle ne cherche pas à plaire, mais comme une fraise des bois, elle a un goût incomparable. Une seule visite suffit à s’éprendre. Mais il y en aura une deuxième, et peut être deux ou trois autres. La deuxième fois, sa fille Maya est là. Maya est une déesse aux longues tresses châtain clair, yeux verts, des membres robustes. Maya peint, enseigne les arts plastiques, Maya vit seule, s’habille comme une Indienne. Ses toiles dans un fouillis d’objets collectés pour leur bizarrerie, un amas baroque d’avant les magazines de déco pour bourgeoises maniaques. Choc de beauté et amour instantané, indélébile pour la déesse Maya.
Fantôme 3 • Eysines, clinique Jean Vilar, quatrième étage. Le cabinet d’un homme au regard bleu fuyant, s’adressant sourdement à la mère de sa patiente, patiente souffrant de douleurs sévères qu’aucun traitement ne soulage. La moquette au sol est bleue, la pièce très claire, insonorisée, la clinique neuve. Le médecin est derrière un bureau en verre aussi froid que le spéculum qu’il introduit sans précaution dans le vagin des femmes et des enfants. Un cri résonne auquel personne ne répond, et le médecin écrit déjà sa prescription pour stopper les douleurs et endiguer les hémorragies. Une échographie pelvienne est posée sur le bureau. Il la regarde deux seconde et décoche sa flèche droit dans les yeux de la mère sans regarder la fille. Il n’y a pas d’enfantement possible, prononce-t-il avec l’air de celui qui dit n’y revenez pas. C’est un médecin presque retraité, donc il dit qu’un collègue va prendre sa suite, il dit aussi que le traitement sera efficace, pas d’autre rendez-vous, non. C’est un spécialiste du corps des femmes, une pointure, le meilleur dans son domaine bien entendu, un homme qui se tient très droit, avec une voix très droite également, juste les yeux qui fuient. Il y a sûrement à l’intérieur du cadre posé devant lui, sur l’immense plateau en verre, la photo de sa femme, bien coiffée, sans terre sous les ongles, sa femme qui sourie devant une villa du Cap Ferret. C’est un homme immédiatement assassiné.
Fantôme 4 • Paris, quartier Opéra, rue Londres. Au dernier étage d’un immeuble avec ascenseur, une large cage d’escalier dessert des bureaux d’avocats, de notaires, et sur le dernier palier, une seule sonnette, le Studio Londres. Au moins six pièces, plus le banc de reproduction, peu de lumière de ce côté de la rue, mais des éclairages artificiels au plafond et des lampes avec bras articulés sur les bureaux. Les parquets sont posés en chevrons, à voir les moulures et la hauteur des plafonds, on sait qu’Haussman est passé par là. Les visages sont presque tous flous, mais reste vive l’image de la jeune femme rousse à la beauté préraphaélite, elle règne dans le noir du banc de reproduction, avec douceur, invariablement souriante et aimable, sa voix comme une boîte à musique. Partout ailleurs dans les bureaux l’ambiance est enfumée, tout le monde est stressé. Elle pas. Huit personnes, photographe retoucheur, typographes, rédacteurs, graphistes. Elle est si belle, amoureuse de poésie, de blanc aligoté et de jazz. Dans cette troupe sans chef de meute, elle est l’axe central, le soleil, la vie, l’amour, la beauté. Plus tard, un loup posera ses griffes sur sa peau de lait. Sur les bureaux, les mêmes clichés qu’ailleurs, diamants, parfums, fourrures, montres. C’est une agence qui fait dans le luxe, et pourtant il n’y a personne qui ressemble à un connard arrogant. Les mannequins sont encore des beautés anonymes. Guerlain ne fait pas encore tapiner les actrices, Lancôme et L’Oréal sont des enseignes dont le monde se fout. Mais le loup arrive. Devant son banc de reproduction, la belle adorée va pleurer doucement.
Fantôme 5 • Calde, rua Patins, district de Viseu, Portugal. S’enfoncer dans la ruelle étroite, se demander comment vivre dans un tel dénuement, croiser une charrette tirée par un âne, s’effarer des vêtements usés, misère de bidonville. Prolonger sans trop fixer les silhouettes jusqu’à pénétrer une maison en cours de construction. La parcelle comme tout le village est en pente, le granit affleure en bosses. En face de la bâtisse posée comme un seau de sable retourné à la hâte, une forêt. C’est la sortie du village, un cul-de-sac pour les voitures, mais il n’y en a pas. Forte odeur d’eucalyptus sous la crête du soleil. À l’intérieur, l’homme a une jambe atrophiée, la polio. Il est court, boite bas, très laid, le visage tranché à l’horizontale par une bouche trop large, disproportionnée, qui s’ouvre sur des dents grandes et grises. Il exerce depuis trente ans. Dans la forêt amazonienne, le grand chamane indien, maintenant décédé, lui a enseigné. Il ressemble à un clochard, c’est certainement un marginal pour les habitants d’ici. Il est portugais et brésilien. Ne reste pas longtemps, repart dans quelques semaines, s’il arrive à acheter un billet d’avion. Son boulot, c’est de parler aux morts qui continuent de se mêler de la vie des vivants. C’est un chamane old school, avec des techniques de vieux sorciers béninois. Il ne dit pas les morts, il dit les esprits. Dans cette maison au carrelage blanc, sans meuble ou presque, dans cette cuisine au frigo vide, juste du citron des olives de l’eau, il y a une table mais pas de chaise. Le chamane dit que de l’autre côté, rien ne change. Ses yeux accrochent des reflets comme deux lacs de montagne. Les esprits vivent, il dit, mais c’est plus léger après, tout est plus léger, le corps ne pèse plus.
Bravo et tu es arrivée à te gommer complètement, ne laisser que les fantômes…
J’avais apprécié la façon dont Isabelle Merlet a traité effectivement le thème. Et votre commentaire m’a fait reprendre mon propre texte « Les amies de ma mère » en me passant le plus possible du « je » qui fait écran à ce qu’on veut montrer, ne le conservant que pour des scènes qui se passent dans le passé. Mettre au premier plan des maisons vues par quelqu’un, et non une quête menée par quelqu’un. C’est difficile…