autobiographies #03 | toi le pêcher

Tu es né en Bourgogne au début des années 2000. Saint-Sauveur, le village où la mère Sidonie s’est tant émerveillée, est voisin de celui où tu as germé. Pour autant, celle qui t’a vu sortir de son lopin ne s’est pas exclamée — ô merveille du jour, un pêcher  ! Non. Elle a aussitôt pensé à te mettre en pot, pour s’assurer que tu passes l’hiver. Pour que le fils, qui retapait dans le sud-ouest une ruine de village, te replante dans son jardin de curé. Combien de temps as-tu retenu tes racines dans une motte de trente centimètres cube ? Quelle conséquence sur ta santé ? Tu diras que seules tes racines étaient empêchées, le reste de ton organisme se développait sans encombre, était nourri, respirait l’air vif, accueillait la lumière, la pluie, le vent frais. Tu t’es ouvert aux êtres qui t’entouraient : chevaux, poules, rongeurs, oiseaux, insectes, crapaud, arbres, plantes vivaces, sauvages, médicinales ou potagères. Sans oublier les hommes. Il y avait tant d’espèces, tant de signaux, tant de longueurs d’onde. Tu as entendu l’appel du chien à l’heure de sa gamelle. Tu as connu les vibrations du motoculteur dans le potager, celles du tracteur parti aux champs pour labourer, semer, moissonner. Tu as certainement vécu une ou deux moissons. Ses longues journées chaudes où les voitures circulent comme des mouches, accompagnant les rotations de la moissonneuse. Tu as senti à l’automne la terre alentour se couvrir de fumier. Au printemps, des coccinelles se sont posées sur tes feuilles, des frelons t’ont frôlé, des papillons ont glissé sous ton ombre discrète. Lorsqu’on a taillé les framboisiers, as-tu senti se modifier leur chimie, ont-ils envoyé un message codé : Houhou ! Sécateur à 10 h  ! Enfin, après des mois empoté, déplacé au gré de la météo, tu as fait les 650 km qui te séparaient de ta future demeure, dans le coffre d’une antique Polo Wolkswagen. On t’a parlé, on s’est demandé où t’installer, où tu serais le plus à l’abri, on a regretté d’avoir étalé dehors la terre décaissée pour refaire le sol de la maison. Tu en as entendu des idées d’aménagement, des principes esthétiques et permaculturels, des plans sur la comète. Ce que les hommes peuvent parler ! Un jour, un trou a été creusé, avec couche de drainage, compost et anxiété. On t’a installé pas tout à fait au centre du carré de terre donnant sur la vigne, bordé d’un mur en pierres. L’herbe n’avait pas encore repoussé. Tes racines devraient pousser dans une couche argileuse, sans vie ou si peu. Loin de ton air natal, loin des bouvreuils pivoine, des roitelets huppés, des chardonnerets élégants, des troglodytes mignons, des limaces léopard, des grandes sauterelles vertes, des bourdons des près et ceux des champs… Si loin, sous les arêtes du soleil d’été. Au pied d’un « Château », comme on en trouve des milliers dans le coin : vingt hectares de merlot, cabernet franc et sauvignon pour d’acides piquettes élevés à l’arsénite de soude. Ô la force qu’il fallait pour prendre racine, accepter l’adoption. Les proprios n’ont pas douté, eux, mais oui tu donnerais des fruits ! Ceux-là même que la grand-mère habitant autrefois la demeure n’avait jamais obtenu, ni aucun de ses voisins d’ailleurs. Ce n’est pas une terre à pêcher… C’est le curé qui doit être content  ! Bref, après quelques années de vie solitaire, avec pour seuls compagnons d’enclos un noisetier, un laurier sauce et deux rosiers, tes parents humains se sont réveillés : on allait enrichir ton écosystème. Haaa, les grandes manœuvres de Sapiens  ! Symétrie, rigueur, pensée, volonté. Sur une même ligne, à ta droite un prunier, à ta gauche un pommier, plus loin à égale distance les uns des autres, un figuier : tous trois venus du pépiniériste local. Tous plus grands que toi bien que plus jeunes, mais élevés pour donner du fruit. Des fleurs, bien sûr tu en avais produit, mais sans les convertir. Tes frères de verger étaient conçus pour ça eux. Ensuite, se sont installés autour du muret croulant des pieds de consoude, lavande, romarin, mûriers, groseilles, kiwi, et en butte, autour de ton tronc, quelques plantations potagères. Le tout a légèrement augmenté la biomasse de ton environnement, on t’a paillé en toute saison comme on a pu. Le vent d’ouest pour autant n’a jamais cessé de rabattre à tes pieds les pesticides du vignoble d’en face. Depuis ton arrivée, tu n’as plus senti ni aile de papillon, ni lombric, ni taupe, seules de petites colonies de fourmis s’activaient sur ton tronc, l’été, et parfois deux ou trois gendarmes, comme cerises confites sur le gâteau. On a vite compris que l’endroit n’était pas le jardin d’Eden. Même les fraisiers grillaient sur pied. Toi, tu faisais comme tu pouvais, patiemment. Après que tes bourgeons roses n’éclosent, telle l’acné d’une classe d’adolescents, tes feuilles vert tendre ne restaient pas plus de quatre jours fraîches et lisses. Au cinquième, elles se tachaient, cloquaient, envahies de pucerons collants. Pourtant, et contre toute attente, au fil des années tu as développé ta ramure, et sans aide, sauf dépôt occasionnel de coccinelles pour avaler tes envahisseurs, tu as prospéré, ta silhouette s’est déployée. Jusqu’à ce jour de juin 2012 ou 2013, où tu as osé convertir tes fleurs en fruits. Admiration, applaudissements : ça marche ! Le pêcher peut faire des pêches ! Même les transplantés, les malades, les faibles, les vieux. Jamais nous ne serons aussi patients, lorsque la terre est aride nous vient l’idée d’en coloniser une autre.
Mais toi le pêcher, déraciné en Bourgogne pour fructifier en Aquitaine, tu as converti dix années durant l’énergie qui t’a traversé. Tu as équilibré les manques en présence pour finir par élever ton corps piqué de milliers de plumes vertes à cinq mètres au-dessus du sol. Tu as ployé sous les fruits au point qu’une de tes branches principales a cassé. On t’a taillé, essayant de te redonner forme. Comme si la forme t’importait. Illuminer un minuscule jardin de curé défroqué, ce n’est pas ton problème. Non, tu te contentes de ne pas empêcher la Reine-Mère de faire ce qu’elle veut de toi. Et après tant d’années de lutte, elle t’envoie à nouveau des compagnons d’enfance : moutons, poules, chevaux. Tous invités à fortifier le vignoble qui pousse désormais sans arsénite de soude. Les hommes du vin sont devenus des femmes : victoire  ! Comme toi, elles ont appris à vivre au milieu des énergies contraires, attaques, maltraitances, pertes, maladies. Aujourd’hui, c’est la détente, l’air a changé sa composition. Possible qu’avant ton départ, tu profites à nouveau du souffle des abeilles, du parfum bleu des violettes et des grives musiciennes.

"... (En Chine), selon les textes anciens, la Reine-Mère de l'Ouest descendit un jour sur terre et offrit à l'Empereur Wu Di — qui vivait sous la dynastie des Han de l'Ouest (206 av.JC - 8 ap.JC) — quatre pêches de l'immortalité, chacune assurant six ans d'existence. Après les avoir mangées, l'Empereur conserva les noyaux afin de faire pousser lui-même les fruits et gagner la vie éternelle. mais la Reine-Mère de l'Ouest lui fit savoir que les pêches ne poussent pas ici-bas, la terre n'étant pas assez fertile pour porter l'arbre jusqu'au mûrissement du fruit, soit six ans ans. Manger des pêches signifie faire vœu de longue vie..."
Extrait de : Bonheur, bonheurs 2003 Viviane Sung

A propos de Isabelle Merlet

Coloriste de bande dessinée, illustratrice, graphiste, figuriniste, photographe, le dimanche. L'oeil est roi dans cette vie-là. Depuis trente ans dans ce qu'on appelle un métier, depuis toujours si on oublie les étiquetages. Cet été, une envie de plonger dans les mots. Une virée sans masque avec FB. dans le rôle du maître nageur. Et au milieu de vos balises à toutes et tous. 4 blogs, tous accessibles depuis le principal. Si ça vous amuse de fureter... http://millefeuillecouleur.blogspot.com/

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