Il reste figé par sa présence. Ce sera leur secret. Le seul témoin. Celui qui sait le mal qu’elle lui inflige depuis l’enfance. La crise de nerfs à l’ombre de ses branches, les cris de colère, la rage contre cette injustice. Il a tout vu. Tout entendu. Le sourire goguenard et complice de la mère envers le frère qui arbore déjà fièrement son masque d’indien. Les longues plumes cuivrées, si amples qu’elles se confondent avec la ramure passée de ce milieu d’automne mille neuf cent-soixante-six.
Oui l’enfant resté figé attend maintenant chaque jour que les souvenirs d’avant s’effacent au pied de l’arbre. Les joues empourprées de haine contre sa mère. Une haine viscérale et immédiate. Profondément enfouie dans le sol, comme les racines de l’arbre centenaire ou millénaire, dit-on, tant le chêne semble porter des histoires d’un autre temps. Il sait, de ce savoir ancestral propre à son espèce, que l’enfant, mains sur la bouche, réprime un cri. Un cri de métal planté à même l’écorce. Blessure pénétrant dans une chair nouvelle, toute propre à recevoir l’horreur du pacte qu’il passe avec lui-même. Un jour il tuera la mère. Il l’a gravé d’un coup de couteau sec sur la couche extérieure du tronc, là où l’arbre croît en épaisseur et transporte la sève nourricière du mal qui vit au cœur du chêne.
Les pas de la mère sur le chemin rouge de feuilles. Avec à la main le masque de fille pour le fils au corps de fillette. Le mot de fils précédant toujours celui de fille. Fifi le fil de fer. Fifi la fifille à sa maman. La toute puissance maternelle derrière les mots qui humilient. Qui tuent le peu d’amour qu’il ressent encore pour elle. Elle ne voulait pas d’un autre fils. Il le sait. Elle désirait une fille à son image, une bête de somme, qui parle fort et ancien.
Il a saccagé le masque. C’est toi qui l’as voulu qu’il a hurlé. Quand il a fermé ses lèvres, enfin, quand il a laissé le vacarme du chêne prendre le dessus sur lui, il a tout abandonné. Il a arraché sa robe, il l’a laissée à ses pieds, avec sa peau à découvert. Il la défiait du regard. Cette mère qui espérait un autre enfant que lui. Ses yeux se sont remplis d’une haine sauvage. Quelque part, au pied du chêne centenaire, un animal frappait un autre animal à mort. Déchiquetait la peau morte du masque avec les dents. La mère sentait ces chairs se déchirer jusque dans la sienne. Crie, dis quelque chose, défends ta mère. Use des douze années de force accumulées dans ses entrailles et défends-la donc ! Mais l’autre frère n’a pas bougé. Comme pétrifié, il l’a laissée en plein jour, dans la lumière tranchante qui mordait sa face entière. Il l’a abandonnée les mains pleines d’images de lui, le préféré, qui rapetissait sur le chemin à mesure qu’il fuyait. Loin de la fureur de son petit frère.
Quelque chose a crevé dans l’air. Du cœur même de l’arbre. Elle l’a senti. Elle s’est retournée vers la maison. Rien ne bougeait. Elle s’est mise à marcher d’un pas de somnambule. L’autre frère guettait son mouvement par la fenêtre. Elle est partie avec les fragments de masque qu’elle avait à la main. Une deuxième fois. Elle a fait face à la maison. Elle y est entrée, nue et dépouillée.
Sans même la regarder, il s’est approché de l’arbre. Comme si tout était prévu, même la mort de l’amour. Il faisait sombre à cause des branches touffues. Il a fait plusieurs fois le tour du tronc. La joue contre l’écorce, il a sorti son opinel. Il aurait dû savoir que le sang fait plus de mal lorsqu’il ne coule pas pour de vrai. Puis il a scellé le pacte avec le chêne. Un jour il tuera sa mère. Il l’enfouira quelque part sous la terre, emmêlée dans les racines et rongée par les vers ou la pourriture.
… cri de métal planté à même l’écorce – blessure partagée, énorme, comme l’arbre presque difforme ; la voix achève de donner vie à tout ce qui se joue dans les mots, dans le tronc…..
Un commentaire qui ébouriffe mes branches remplies de doute. Merci Christiane pour ce retour et pour la lecture au microscope du cri de métal planté à même l’écorce. C’est précieux pour moi.
Et tu t’y connais en « terrible », cher Camille ! Merci pour le passage au pied des trois arbres après incendie. Encore une fois, bravo pour ce texte et bravo pour ta lecture. Cette si particulière douceur qui grave comme l’opinel dans l’écorce du chêne. Il va hurler ce cycle 🙂
Aha je ne sais pas si je m’y connais en « terrible » comme tu dis, mais c’est vrai que je commence à penser les propositions de ce cycle comme un tout qui résonne en partie avec ce qui a commencé à jaillir dans le cycle « faire un livre ». On verra bien où ça me mène. Le fil autobiographie est ténu, à peine visible, et le reste n’est que fiction. Terrible aussi dans ce genre tes 3 arbres ! Viens on va hurler ensemble !
Dès le premier mot « figé » savoir que ce sera fort et les mots terribles sous la photo pourtant n’avaient pas été lus. Une littérature qui cogne d’emblée et ça reste tranchant et ciselé tout le texte. Les termes nue et dépouillée qui seraient valables pour le chêne et c’est pour la mère défaite. » Elle désirait une fille à son image, une bête de somme, qui parle fort et ancien », ça cogne et ça sonne si juste aussi, fait image de suite. Est-ce que le pdf aborde la haine du fils pour la mère ? Désolée, je n’y suis pas allée. Merci pour ce texte, pile ce que j’aime, écrire et tant pis si c’est haine, là où on attend amour.
Et bien quel retour précis, fouillé, riche de densité… ça touche et ça remue un tel commentaire. Trouver de l’écho comme ça c’est aussi ce qui pousse à écrire. Tu as mis les mots sur ce que je tente de faire. Pour le pdf oui il y a déjà des bribes de cette histoire. Je commence doucement à relier les deux cycles « Faire un livre » et « autobiographie » même si ce n’était pas forcément pensé comme ça au départ. Pour pdf pas trop le temps de m’y pencher, il va falloir que je le reprenne avant la grande messe du zoom prévue prochainement par François. Et donc faire une dernière mise à jour qui sera forcément bancale… Je t’en prie ! Tu n’as pas à t’excuser, je sais à quel point on court tous après le temps pour pouvoir ne serait-ce que suivre un rythme d’écriture hebdomadaire. Pas le temps de lire non plus suffisamment les autres et encore moins les pdfs malheureusement… Ça viendra peut-être si F ralentit un peu la cadence parfois. En tout cas merci vraiment d’avoir pris du temps pour lire et commenter mon texte au microscope. C’est précieux. A bientôt chère Anne
Ah et oui, écouter en relisant, c’est un plus !
Ah oui la voix ! C’est un exercice où il faut vraiment que je progresse mais les conseils d’Emmanuelle Cordoliani sont déjà précieux pour ça. Disons que la mise en voix est surtout là pour moi, pour m’aider à voir si le texte tient. Après c’est sans doute plus agréable de lire le texte avec, ça porte la lecture tant la masse de textes est dense sur le blog.
La terre semble absorber la rage et l’humiliation, la terre de l’arbre. Et il marque le corps de l’arbre avec son couteau.
Histoire venue du fond
Ai beaucoup aimé ta voix, nette et douce…
Merci Camille
Merci Françoise pour tes mots qui touchent et encouragent dans les moments de doute. C’est gentil pour la voix. Essentiellement là pour m’aider à vérifier si le texte tient la cadence mais personnellement pas très à l’aise avec l’exercice.