Ma mère ne m’a pas mis au monde. Je suis sorti de son ventre, évidemment, elle m’a allaité, materné, aimé, mais elle ne m’a pas mis au monde. Elle m’a donné tout ce qu’un petit être humain peut attendre, les clefs et autres outils pour construire ma vie, pour grandir, pour que je trouve ma place dans cet univers, mais elle ne m’a pas mis au monde. Le monde, me direz-vous, n’est qu’une histoire de perception. Une histoire de dimensions aussi. L’animalcule qui vit dans un monde en deux dimensions ne perçoit pas le microscope du scientifique qui cherche à l’observer. Nous, êtres en trois dimensions, ne percevons pas d’autres dimensions. Ou nous ne les comprenons pas. Quand on y parvient, un nouvel univers s’ouvre alors à nous. C’est un arbre qui m’a mis au monde. Un olivier.
Un olivier a accouché de moi. L’odeur chaude et ronde de son bois dense m’a envahi depuis mes toutes premières années. Cette fragrance a imbibé mes gênes. J’y retrouve le confort douillet d’un foetus spirituel, le point de départ de ma cosmogonie intime, la porte séparant l’ici de l’ailleurs. A la fin de l’automne, lorsque les olives changent de couleurs avant d’être recueillies, les premières senteurs d’huile réchauffent mon esprit. Un odeur presque sucrée tant elle est grasse libérant les arômes du fruit dans l’air de la chapelle qu’abrite sa frondaison. Je me suis nourri de ces vapeurs afin que l’arbre qui était en moi puisse grandir. Que mon bois se durcisse, que mon regard embrasse toutes les dimensions de mon horizon, que les petites feuilles puissent composer par infimes touches l’ombre du tableau impressionniste de mes rêves.
Une feuille d’olivier est une goutte. De celles qui remplissent les océans. Une surface douce et laiteuse quand elle est verte mais cassante comme du verre quand elle a perdu ses pigments. Une feuille d’olivier est une bouche dont les lèvres sont séparées par une nervure droite et impérieuse. Elle n’est ni un sourire, ni une larme. Elle est la bouche qui aime sans expression. Une bouche à embrasser. Une bouche qui m’a murmuré tant de secrets, qui m’a révélé tant de mystères, qui m’a si grands ouvert les yeux. Un bouche qui m’a appris le monde, qui m’a enseigné la liberté dans l’immobilité. Savoir écouter derrière les paroles, voir derrière l’horizon, comprendre derrière la logique. Savoir sentir au-delà des odeurs et entendre battre d’autres coeurs au-delà des siens. Un olivier m’a mis au monde.
Cet arbre n’a pas d’âge. Comme tous les oliviers. Il est le plus souvent impossible de compter les stries annuelles dans l’épaisseur du tronc quand on le coupe à cause de sa forme creuse. Et puis, on ne coupe pas un arbre pour connaître son âge. Tout au plus distingue-ton, chez les oliviers, les arbrisseaux, les arbres adultes et les vieux sages. Le mien, celui qui est moi, est adulte depuis des dizaines d’années et file tout droit vers une sagesse séculaire. Il est situé à flanc de colline, sur une large restanque qui abrite aussi des tubéreuses, des anémones et des violettes. Mais surtout des cistes, du thym et du romarin. Il côtoie aussi nombre de pins et de chênes kermès ainsi que quelques chênes pubescents. Chose étonnante : il est exposé plein nord. D’habitude, les oliviers n’aiment pas le froid soufflant du nord, il n’aiment pas regarder le Mistral en face. Moi, j’aime.
Entre Calanques et Garlaban, entre le souffle de Pagnol et les soupirs de Giono, mon arbre regarde le monde. La cigale y chante tout l’été et la fourmi s’en fout. Le sanglier y joue à cache-cache avec le chasseur impatient. Le renard y creuse un profond terrier, toujours en quête de son trésor enfoui. L’abeille attend d’y goûter le pollen de ses fleurs mais elles sont si éphémères qu’elle perd patience. La grive y dérobe quelques fruits même si elle préfère les boules du cade voisin. Certains étés, la mouche y pique sa subsistance dans les olives qui l’abritent. Et l’homme que je suis, l’autre moi, y dort à son pied, allongé sur le sol, les bras derrière la tête en guise d’oreiller. Une longue tige d’herbe sort de ma bouche et fait office d’antenne pour capter les ondes du monde. Pendant que, sur l’écran de mes paupières fermées, se joue la matière de mes rêves.
Je suis un homme-olivier. Morphotype méditerranéen sans l’ombre d’un doute. Pas très grand, plutôt court sur pattes, rablé et musculeux. Je suis né dans la garrigue. Pour la partie visible, un tronc noueux et puissant, les bras tendus vers le ciel, des branches taillées vers l’extérieur pour offrir au soleil la plus grande ouverture afin que ses rayons caressent bourgeons, fleurs et fruits. Pour embrasser la chaleur. Au printemps, lorsque le rouge-gorge me traverse sans arrêter son vol, je tiens la promesse d’un épanouissement généreux. Par contre, pour la partie invisible, je suis une idée silencieuse. Je suis taiseux, je parle rarement mais j’imagine loin. Même si le pin adolescent me domine avec insolence et danse dans le souffle septentrional de ses longues branches souples et agiles, je vois bien au-delà de ses agitations puériles. J’entends battre le coeur des anciens dieux de la Grèce antique.
L’invisible d’un arbre tient dans la terre à laquelle il est ancré. La magie vient d’en-bas. Sous le sol, les racines assurent la connexion avec l’ordre du monde. Ou plutôt son désordre. Ce chaos duquel émerge toutes formes de vies. Et les arbres veillent. Ils sont les sentinelles de l’univers, les liens qui unissent chacun des éléments terrestres aux autres dimensions. Parmi les arbres, l’olivier est un sage. Il n’a pas besoin de se regrouper en forêts pour exister. Tout au plus, l’homme le cultive-t-il dans des champs comme on assemble les pages d’un livre. Avec ordre, application et espérance. L’olivier que je suis veille sur le vent du Nord, m’assurant du rythme de sa respiration. Je récolte les larmes des coups de vent que l’automne libère dans ses tempêtes soudaines. Je salue la chaleur du soleil à son zénith, brûlant, étouffant, comme les perles de rosée qui pointent sur mes feuilles dans l’aube hivernale.
Je suis un olivier.
oh naître d’un olivier, quelle chance
C’est ce que je me dis aussi…
Un texte me met au monde… je suis un Olivier qui parle . C’est beau
Merci Nathalie.
Comme j’aime ce texte… et l’olivier ! Quelle maestria de se vivre enfant d’un arbre ! Bravo !
Merci pour ce commentaire élogieux. Très touché.