Elle est toute ronde et porte des robes à petites fleurs, des gilets, boutons acidulés, achetés au marché. Elle jette un dernier coup d’œil à sa cuisine au carreaux impeccables, s’assure d’avoir mis au frigidaire le reste de haricots en boite. L’homme avec lequel elle vit depuis plus de trente ans a mis son chapeau et attend qu’elle sorte pour pouvoir fermer la porte tandis qu’elle appellera l’ascenseur. Ils ont rendez-vous au restaurant avec leurs enfants. Ses enfants à lui. Les siens, à elle, lui rendent visite séparément. Un jour, par l’effet de la maladie et de petites histoires, ils feront en sorte qu’elle retourne auprès de son premier mari. Son seul mari, en fait, puisqu’elle n’a jamais divorcé. En attendant, elle prend soin de ce deux pièces, cuisine avec balcon à cinq minutes à pied du centre d’une ville des Hautes Alpes, à l’intersection de la D994 et de la route Napoléon. Les repas de famille sont un peu des jours de fête. Ses yeux brillent au moment du dessert, quand la serveuse apporte les présentoirs à étages couverts de gâteaux. Elle reprend trois fois des choux fourrés à la crème. En dépit de la glycémie dont l’appareil lui confirme régulièrement que plus jamais elle ne repasse au-dessous des 1,26 g/l.
C’est Pierre. Il est jardinier. À l’école où il s’occupe depuis presque vingt ans du potager, des espaces verts ainsi que du poulailler, les enfants le nomment Pierre-le-jardinier. On l’aperçoit tôt le matin et souvent dans la journée, salopette bleue, un râteau à l’épaule ou penché dans les plates-bandes de radis et de mange-tout. Un jour où l’on fête l’Épiphanie, la gamine qui tombe sur la fève au goûter doit choisir un roi. Le voyant, debout, à l’angle du réfectoire, et pressée par ses camarades réjouis, c’est à lui qu’elle donne la couronne dorée.
Chris est étudiant en lettres. L’histoire du Japon suscite tout particulièrement son intérêt. L’ère Meiji plus spécifiquement – c’est la période au programme – abolition des privilèges, création d’une armée, introduction de la monnaie fiduciaire. Long, mince, lunettes cerclées argent, une cigarette entre les doigts. Ses amis l’adorent autant qu’ils l’envient. Les rues du vieux Nice son terrain de jeu de prédilection. Il entre par hasard dans la boutique d’un opticien à deux pas de la place du Palais de Justice. Présentoirs modernes et brillants. Sur le comptoir, une panière dans laquelle pêle-mêle montures de marques. Un jour il décide de pousser à nouveau la porte. Il suffit d’un bref instant où l’opticien se détourne, et d’un geste presque élégant il glisse dans la poche de son blouson une paire qui lui faisait de l’œil. Quelques jours plus tard son père, commandant divisionnaire, remarquera qu’elles sont un peu originales mais lui vont bien.