Cela a duré jusqu’aux années 75, les années valdingue, les années délits de nuit, les départs caniculaires vers l’Espagne, le flamenco, beaucoup de flamenco, les années volages où les étudiants se marient à 22 ans et partent quand même sur les routes avec ou sans les mioches, laissés tout crus aux grands-parents, vaille que vaille où l’on n’avait pas de nouvelles des gens, on s’appelait pas, c’était rare d’avoir des nouvelles, on écrivait une lettre une fois par mois, on laissait chacun se débrouiller comme il pouvait même sans pouvoir, sans vraiment rien avoir sur soi le plus souvent, juste un paquet de clopes et vingt francs, à dormir chez les potes les plus détachés, rêveurs plongés dans les bouquins, qui cherchaient pas à savoir ce que tu allais faire du billet qu’ils te prêtaient, donnaient souvent, et puis c’était possible, en un mois d’avoir évolué, vécu cent aventures, recherché trouvé abandonné puis retrouvé un travail, possible de ne pas s’évaluer en fonction du temps passé, le temps pouvait être très court, expédié en urgence, comme épouvantablement long et vide sans voir personne, lourd et triste sans nouvelles de personne, qu’on devenait presque des vagabonds dans l’âme, les jeunes n’avaient ni télé ni possibilité de voir des images chez eux, pour voir des images on était obligés de sortir sur le balcon du HLM, de poser le front sur la vitre, de lire des bandes dessinées, la BD était toujours un ultra-voyage de la conscience, pointe de vitesse dans la sagesse acquise, baume au cœur, apaisement. Pendant les années Woodstock, mon père accompagnait mon grand-père aveugle dans la rue, à l’accordéon d’abord – lourd instrument qui les a rendus tous les deux bossus, puis le bandonéon dans les bals musette. A l’âge de huit ans, mon père jouait à quatre heures du matin dans les bals, un épuisement absolu au milieu de l’agitation des danseurs. Issue d’une lignée manouche qui traînait des manèges de chevaux de bois de village en village, la famille arpentait la Bourgogne en quête de salles communales. Le petit orchestre faisait sensation, c’était une ambiance de cirque Zavatta, avec les acrobaties et le tintamarre. Quand il jouait à Brest (j’ai retrouvé des photos dans un ouvrage de Locronan) le chanteur, très dur, en imposait : il fallait travailler sans se plaindre, respecter parfaitement le tempo et la ligne mélodique. Impossible d’intervenir en glissant un solo de sa composition, même dans le bastringue, le bal aux flonflons. Aucun oubli de partition n’était toléré. Alors, à la vingtaine, mon père s’est tourné vers le jazz, l’improvisation, la démence de la guitare électrique (l’incroyable invention de Charlie Christian), il y passait encore ses nuits, mais les exigences du boulot l’ont empêché de poursuivre. Il faut bien casser sa croûte. Et l’obsession de la musique rend K.O. Jamais il n’aurait imaginé que moi, son fils violoncelliste de bouts de ficelles, ample buveur, blagueur mélancolique, j’allais tomber féru de Jimi Hendrix, tandis que ma frangine, sous l’influence des bistrots d’Angers, irait retrouver au chant, au piano les mélodies entêtantes des années soixante. Un Take Five, un God Bless, un Misty, juste pour la chaleur que ça envoie. Et le Summertime de Janis Joplin, parce que c’est rudement beau, la voix qui déraille sur un été profond, un feu flamenco, un petit Squat de Belleville, la tête posée sur l’épaule, dernier recours d’humanité.