Autobiographies #01 / Le sentier du lait
Elle avait pris le chemin qui la menait au lait autrefois. Elle se rappelait qu’elle allait chercher le lait à l’heure de l’Île aux enfants. Elle le faisait sous demande expresse de sa mère mais elle savait qu’elle perdait gros en allant chercher le lait, d’autant que le lait tombait sur ses godasses à chaque pas qu’elle faisait. Le pot à lait n’était pas assez étanche pour contenir entièrement le fameux liquide blanc qui sortait tout chaud du tank, chez le fermier. Et comme d’habitude, elle se faisait engueuler par sa mère pour avoir des taches blanches sur ses chaussures et pour avoir laissé échapper du lait qui devait faire une grosse peau, le lendemain matin, à l’heure du petit déjeuner, après avoir été ébouillanté sur la plaque électrique chauffante. L’anti monte-lait prévenait toute la maisonnée que le lait était en train de s’échapper de la casserole et qu’il fallait absolument la retirer du feu électrique. Mais il n’y avait pas d’anti monte-lait lorsqu’elle allait chercher le lait chez le fermier, dans son petit village, qu’elle descendait la côte des petites Ronces et qu’elle montait celle de la rue du stade pour ramener ce fameux lait des petits déjeuners à la maison. Elle aurait préféré regarder l’Île aux enfants plutôt qu’aller chercher ce lait qui ne sentait pas très bon lorsqu’on le chauffait le lendemain matin. Il avait une drôle d’odeur, légèrement âcre, mais ça sentait surtout l’étable et les vaches qui mangent on ne sait quoi, sans doute de l’herbe pas forcément fraîche, ou un drôle de foin. C’était du lait cru, très fort en goût, pas du lait pasteurisé qui sort du pis des vaches en briques de lait. C’était un vrai liquide, épais, entier, blanc crème, qui laissait une peau épaisse dès qu’il refroidissait. Elle n’aimait pas cette peau épaisse, mais sa mère en raffolait et la mangeait à même le bol de sa fille en la prenant entre son pouce et son index, sans se brûler les doigts. Les agriculteurs qui vendaient leur lait directement à la ferme, entre Beauce et Perche, étaient implantés au bout de la cavée du chêne, dans une ruelle qui faisait une double impasse, au fond de l’impasse de la Foucauderie. La ferme faisait l’angle de deux chemins, deux petites rues qui surplombaient Saint-Avit-les-Monts. Il y avait belle lurette qu’il n’y avait plus vraiment d’élevage, dans le coin. Encore quelques génisses pour la viande, mais surtout des chevaux pour les amateurs d’équitation et pour ceux qui ont juste la passion des canassons. La ferme des éleveurs de vaches était devenue une résidence principale, et s’en allait pour devenir une résidence secondaire. C’était une longère qui pouvait trouver son confort avec ses dépendances et son ancienne étable. Aujourd’hui donc, c’était un lieu de vie privé au portail fermé plutôt qu’un lieu de passage et de ravitaillement comme autrefois, jusqu’au début des années 80. Les agriculteurs ne vendaient plus à perte et ne recevaient plus d’aides de la PAC. Ils étaient partis en retraite et personne n’avait voulu les remplacer. Pas une de leurs filles pour reprendre la ferme. Ça ne gagnait plus assez pour faire vivre un foyer.
Pour la petite fille qu’elle était, même si elle ratait l’Île aux enfants, aller chercher le lait à la ferme, le soir, qu’il fasse beau ou mauvais, plein soleil ou en pleine nuit, en prenant la grande rue ou la petite ruelle sombre, était toujours un moment important de sa vie sociale, si, à six ou sept ans, elle en avait une. C’était le moment où elle se rendait à la ferme et qu’elle était toujours bien accueillie en allant chercher le lait. On était poli, on posait deux ou trois petites questions, puis elle s’en retournait chez elle, pleine d’une chaleur humaine qui lui faisait aussi sans doute défaut par le prisme de l’écran de télévision ou par le simple fait de rester en famille, portes closes. Elle avait juste pris son petit sentier qui la menait au lait, et, malgré les bergers allemands qui montaient la garde en aboyant sur son passage, c’était tout simplement un moment un petit peu réconfortant, entre les devoirs à la maison et le dîner, entre le plongeon de la louche dans le tank et le bol de lait des petits-déjeuners, parfois trop crémeux et trop écœurant pour de petits estomacs un peu trop délicats. Avec du cacao, ça passait carrément crème.