1/ comme un collier de portes et de pièces ; avec ses meubles dépareillés d’époque et de personnalités ; agrégat de souvenirs de différents occupants depuis la nuit des temps ; la cuisine par où se fait l’entrée ; une cuisine de vieille mouture ; ses placards encastrés dans ces gros murs de granit ; jaunes ; des placards désespérément jaunes ; chacun avec un mode d’ouverture différent, targette, poignée, loquet en laiton; la porte de la cave au centre ; son inscription au-dessus avec des lettres majuscules en plastique rouge collées en arc-de-cercle ; tout n’est rien ; c’est la première chose qu’on voit en entrant dans la pièce ; tout n’est rien ; une porte sur le mur à droite et c’est la petite pièce ; on pourrait dire bibliothèque aujourd’hui mais on dit toujours petite pièce ; faut pas chercher à comprendre ; tous les murs sont recouverts de livres ; et c’est très sombre ; on traverse pour ouvrir une porte ; petit couloir ou hall où s’entreposent chaussures et vestes pour sortir ; chapeaux et casquettes, parapluies ; un noir avec une baleine cassée mais ça peut toujours servir ; trois portes, wc, deuxième cave qu’on laisse de côté ; la troisième porte qui s’aligne sur celles où l’on est déjà passé ; pour tout un chacun on pénètre alors dans la salle à manger ; pour moi c’est l’écurie ; la cheminée trône dans l’angle à droite ; avec bien accrochée cette espèce de chouette en bois qui claque des ailes lorsqu’on actionne un levier dessous ; tous les enfants portés dans les bras pour ce jeu; au-dessus du buffet une pancarte en bois ; des lettres écrites dessus un peu penchées ; la table est ronde et ma mémoire aussi je me souviens de tout le monde même de ceux qui sont partis ; tout au fond de la pièce l’escalier qui monte à la salle ; je ne sais pas pourquoi on ne dit pas salon ; moi je dis grange quand personne n’entend ; grimpant les marches je sais l’inscription sur le sommet du plancher ; juste au-dessus de l’escalier à la descente ; en lettres blanches ; rien ne presse ; la grande salle s’étale emplie de meubles ; des canapés des fauteuils ; des buffets et tables hautes et basses ; un bureau et des pages de mots ; un ménestrel sous verre qui donne ce rien de fantaisie nécessaire à la vie ; une baie vitrée qui ouvre sur le petit pré ; les autres disent le jardin ; une porte très très basse qui ouvre le charnier où se range tout ce qu’on ne sait pas ; la porte normale qui va dans la chambre numéro un ; puis en enfilade la chambre deux ; ne pas oublier les marches qui descendent ; la première petite marche ; puis la deuxième un peu plus basse pour aller dans la chambre du fond ; et la troisième enfin très basse pour entrer dans la salle de bain ; pour moi c’est la petite chambre isolée des bruits juste au-dessus de la cave ; on peut enfin se laver les mains ; mais si on veut de l’eau chaude il faut bien avoir pensé à allumer la chaudière lorsqu’on est dans la cuisine ; sinon on refait tout le trajet en sens inverse ; le collier est fermé ; pour s’échapper il ne reste que la minuscule fenêtre carrée dotée de barreaux qui ouvre sur le petit jardin ;
2/ on entrait par la porte du magasin qui donnait sur la rue ; il fallait pousser un peu la porte qui raclait sur le plancher ; enfin ce n’était pas un magasin mais un atelier où se réparaient les chaussures les sacs ou les cartables en cuir ; c’était l’odeur du cuir avant tout ; et l’odeur de colle qui s’étirait entre spatule et objet à ressusciter ; les grandes vitrines vides donnaient la lumière qu’il fallait ; au sol un vieux plancher aux lames grises épuisées ; au fond de l’atelier on poussait une porte et c’était la cuisine aveugle ; nuit permanente ; ampoule au bout d’un fil ; une table des chaises un buffet ; un calendrier des postes posé dessus ; à côté le petit transistor caché sous un tissu ; un escalier en bois pour monter à la soupente ; on ne montait jamais ; on restait dans cette cave ; ils jouaient aux cartes ; on regardait ; on attendait ; on n’était pas mal ; on aimait bien être là ; c’était comme un cocon ;