C’est pas de la tristesse, mais juste de l’émotion. À repenser à lui si frêle sur le bord du chemin. Si perdu dans ce paysage de rochers, de prairies, de cailloux, de mousses, de lichens. Si fragile dans cette courbe du chemin. À l’écart du passage des troupeaux. Si peu de passants arpente ce sentier de pierrailles qui serpente jusqu’à un bois de pins puis se perd entre les travées de troncs et les songes d’enfant. Seul, à plus de deux cents mètres de la forêt dont il était sans doute issu, un peu par hasard, un petit pin sylvestre, tout près d’un rocher de granit, qu’il côtoyait sans déplaisir. Ses racines devaient lutter avec le minéral, et avaient sans doute trouvé des itinéraires de traverse sur les autres bords où se perdait la profondeur d’un pré. Il était seul. Comme une âme sœur. Les quelques promeneurs qui se risquaient dans ces lieux n’avaient aucune considération pour lui, aucun regard, aucune conscience de son existence. J’avais donc ainsi la sensation qu’il était un peu à moi. Chétif, sans majesté aucune, ses branches s’étiraient avec timidité vers des espaces où il souhaitait s’épanouir. Un été, une photo avait été faite pour signifier la taille identique qui nous réunissait tous deux. Peut-être m’étais-je un peu hissée sur la pointe des pieds, ou s’était-il un peu recroquevillé sur ses racines pour me plaire, toujours est-il que nous étions comme des jumeaux. Il était devenu mon arbre. Nos solitudes s’étaient trouvées.
Entre arbre et écriture, se noue comme une filiation, une intimité, une langue d’aubier, celle qui palpite juste sous l’écorce, qui suinte de nos carapaces. Les étagères de ma bibliothèque d’aujourd’hui, riches d’une existence, fleurissent de tous ces mots : Pour planter des arbres au jardin des autres, Bois dormant, Arbres d’hiver, Un hêtre de juillet, Nous reviendrons au bois, L’arbre sur la rivière, Le bois de hêtres, L’arbre sans fin, Le hêtre et le bouleau, Rendez-vous à l’arbre bruyère, Le bois de Païolive, L’arbre à soleils, Image et récit de l’arbre et des saisons, La promenade sous les arbres, Être un chêne, Des journées entières dans les arbres, Au pays de mes racines, Un arbre de mots…
Pendant de nombreuses années, chaque été me ramenait vers lui : il prenait de l’ampleur, mais sans en rajouter, et je grandissais à petits sauts. Ses branches s’étiraient, ses aiguilles s’étoffaient, son tronc prenait de la force, son écorce s’affirmait. Mais il restait à taille humaine, à taille de l’enfant qui lui souriait et posait sa main sur son écorce pour s’emparer de cette force qu’il semblait posséder. Pendant les vacances d’été, nos rencontres étaient nombreuses. Il commençait à faire un peu d’ombre, une ombre sans trop de fraîcheur, mais suffisante pour s’y calfeutrer. Adossée à son tronc, je scrutais ce qui, autour de nous avait quelque importance. L’horizon avec ses collines bien arrondies, les forêts, les prairies où se détachaient quelques vaches, les rochers tout en granit enduit de lichens, quelques toits de maisons reconnues dont la mienne – je n’étais pas si loin et aurais sans doute pu entendre les appels maternels – et toute la vie proche, et presque invisible, qui se perpétuait au sol avec frénésie. Des fleurs de pas grand chose que jamais personne ne cueillait: des petites clochettes bleues, des pissenlits, des fleurs blanches rampantes, du serpolet… Des abeilles, des fourmis surtout dont je suivais les trajets pendant de longs moments. Et j’aurais bien aimé être fourmi, ver de terre ou autre insecte pour creuser et aller explorer le sous-sol, découvrir le cheminement de ses racines qui affleuraient ici ou là et je devinais bien que c’était dessous que tout se passait, que les pensées secrètes de mon arbre se tenaient là, dans ce réseau inextricable, peut-être les mêmes que celles qui m’envahissaient et que j’enfouissais bien au fond de moi. Les branches de mon pin ne semblaient pas très solides et les oiseaux ne devaient s’y aventurer qu’avec délicatesse. Il frémissait sous le vent et une tempête l’aurait déraciné. Mais il n’y avait pas de tempête ici. Ses congénères, plus haut dans le bois, étaient resserrés et poussaient droits, bien verticaux, pour s’emparer des rayons de lumière, lui, seul, au-dessus de son rocher, s’étalait de tous bords et grandissait sans hâte. Il se gavait de la chaleur du soleil et devait converser, échanger des informations souterraines avec un petit bosquet à une dizaine de mètres de lui dans la boucle opposée du chemin. Chétif il était, chétif il resterait. C’est ainsi qu’il retenait toute mon attention. Je restais des heures assise près de lui à tailler des écorces de pin récoltées dans le bois, mais pas les siennes bien sûr. À faire de petites barques ou des croix ou d’autres objets sans importance, avec un petit canif bleu. Le dos bien calé contre son tronc, nos sèves nous fomentaient.
Elle est touchante cette reproduction d’un Paysage d’été au chêne mort de Caspar David Friedrich, que je contemple encore une fois, avec la sensation du temps suspendu. Reprenant à mon compte les propos de l’artiste« Ferme l’œil de ton corps pour d’abord voir ton tableau avec l’œil de l’esprit », je suis à la recherche d’une langue chancelante pour dire l’invisible ou l’indicible de ce qui fut.
Les enfants grandissent, se détachent de leurs racines, partent vers d’autres rives, oublient ou se disent que oui bientôt ils vont revenir, et se perdent sur d’autres routes. Un jour, se retrouve le chemin, qui n’est plus tout à fait le même et pas vraiment un autre non plus. Ensauvagé de ronces, d’herbes hautes, de cailloux, de buissons et d’arbustes inconnus. Il est clair que plus personne n’épuise ses pas sur ce sentier. Il faut faire sa trace, ne pas craindre d’avancer à l’aveuglette, et de se laisser griffer par un présent d’épines. Pas de brouillard ou de brume épaisse, pas de nuit trop tôt tombée et emplie de mystères, non, juste une absence qui rend sa présence encore plus nécessaire. Se heurter à la limite d’une souche sombre, à sa décrépitude et à la douleur de l’amputation. L’absence d’un arbre du paysage, non pas un arbre, mais mon arbre. Dans le vide, aller chercher loin son image, son squelette, le port de ses branches, ses hésitations… Et les questions qui jaillissent : depuis quand, comment, pourquoi…Et demeurer sur cette plage du non-savoir de sa finitude. Ressentir l’intensité de son absence aussi ample que le ciel d’azur. Au loin, les trois coups d’une cloche dont je ne sais plus rien.
Le bois de paiolive et son circuit de la vierge (en bois) me rappelle des souvenirs d’été. J’aime l’alternance entre les deux formes narratives.