Une vaste salle, amphithéâtre ; sur l’estrade, un homme, col roulé noir, petites lunettes ; devant lui des piles de papiers, chemises cartonnées de couleurs ; des cris, des invectives, des questions de la part de jeunes gens, peu de jeunes-filles, assis ou debout dans les gradins ; au mur, à coté du tableau des affiches sérigraphie rouge ou noire, certaines se chevauchant, on y voit un poing levé en haut à droite, on lit AG demain 14 h rajouté à la main ; brouhaha, l’homme derrière son bureau enfourne nerveusement ses papiers dans un cartable. Le silence et la nuit. Deux rangées de lits aux barreaux de fer, alignés symétriquement, peinture verte écaillée ; une rangée sous des fenêtres ouvertes en grand, des odeurs d’oignons montent du rez-de-chaussée, le claquement des sandalettes sur le carrelage glissant se mêle au bruissement des feuilles dont certaines poussées par le vent tombent sur les lits aux draps blancs lissés sur une couverture rugueuse marron ; une fillette assise sur un lit à moitié défait peine à enfiler par la tête une chemisette bleue assortie à un short en coton; l’odeur de lessive contrebalance celle d’eau de javel qui saisit dès qu’on ouvre la porte pour sortir du dortoir. Le silence et la nuit. Montée des marches moussues du perron ; la porte franchie, vacarme assourdissant entre les cris, les rires, la musique de Yellow Submarine des Beatles à fond ; visages déformés par les effets stroboscopiques des lumières clignotantes, silhouettes en minijupe et cuissardes, chemisiers en coton vichy à carreaux aux décolletés pigeonnants, filles cernées par des garçons qui leur soufflent la fumée dans le visage, mains possessives sur leur taille, tandis que d’autres, un verre à la main, sont affalés sur le canapé du salon, jambes pendantes, démesurées dans leur pantalon pattes d’éléphant prolongé par des chaussures en pointe que doivent enjamber les quelques danseurs qui s’essaient au twist ou au rock and roll sur le parquet déjà collant. Le silence et la nuit . Les pieds s’enfoncent ; douceur de la moquette épaisse ; hauts plafonds à corniches de stuc ; porte intérieure vitrail à petits carreaux ouverte, à droite une cheminée à dessus en marbre qui n’est plus que décorative. Au-dessus le grand miroir au cadre doré où se reflètent des vases chinois semblables à des jarres à motifs d’arbres tordus, de femmes en kimonos, mains sur le coeur serrant leur éventail ; un tapis moelleux d’inspiration chinoise aux grandes fleurs pulpeuses, corolles déployées sur fond vert céladon ; face à la porte, une haute fenêtre où peu de lumière pénètre car de l’autre côté de la rue s’élève un immeuble qu’on aperçoit à peine entre les feuilles en coeur légèrement dentelées des géraniums installés sur le rebord de la baie ; sur un canapé rouge, une femme dissimulée par le quotidien Le Monde grand ouvert, chevelure soyeuse d’un blond vénitien et mules en soie orientales qui font penser à des babouches. Le silence et la nuit. Gestes de la main pour écarter les toiles d’araignées qui s’agrippent au visage ; à droite sur un établi poussiéreux, un sabot en bois semble attendre qu’on le finisse, il porte encore les traces acérées des ciseaux à bois alignés au dessus de l’établi sur un panneau vermoulu, piqué par les vers ; on glisse sur des clous tombés sur le sol en grès brut qu’on croirait celui d’une caverne ; pile de journaux jaunis aux bords déchiquetés par les incisives des souris ; un brin de paille ressort par le milieu d’un tabouret auquel il manque un barreau ; odeur fanée de camomille en bouquet suspendu tête en bas à une poutre et oublié là, sous la poussière.
Catherine Guillerot-Renier le 31 janvier 2022