C’est la plus ancienne qui s’ouvre dans la mémoire : la porte de l’allée de la maison de trois étages – on n’employait jamais le mot immeuble – , cette vieille maison aux pierres grises qui attire toujours mes pas. La porte était haute et lourde à pousser, une grosse poignée ronde pour actionner l’ouverture, mais dans la journée elle était rarement fermée, ce n’était que le soir que la tenancière du café du rez de chaussée tournait la clé dans la serrure. Mais l’angoisse de la trouver close et de ne pas pouvoir rentrer chez moi flottait toujours un peu entre les tempes. Une fois celle-ci franchie, se déroulait un long couloir sombre, noir plutôt, qu’il fallait arpenter jusqu’à l’escalier. L’interrupteur, placé trop en hauteur, ne m’était d’aucun secours. Une fois les trois étages grimpés, si possible les marches deux par deux , au moins jusqu’au premier, se dressait la deuxième porte, celle du petit couloir qui menait à notre appartement et au grenier, et pouvait donc être emprunté par tous les locataires. La poignée était petite et ronde et émettait du bruit lorsqu’on l’actionnait, elle n’était fermée que la nuit lorsqu’on tirait le verrou. La troisième porte enfin , verte, avec peut-être, mais je n’en suis plus si sûre, un bouton en laiton, se poussait et j’étais en sécurité.
Recherchant des mots du vocabulaire autour de la porte, s’arrêter au premier qui s’inscrit : âme. Sourire à cette idée. Savoir l’âme du violon et éprouver de la satisfaction à savoir que la porte elle aussi a une âme. Poursuivre la lecture et goûter aux mots qui se déclinent ensuite, en cueillir quelques uns : battant, barillet, bec de cane, béquille, clenche, bloc-porte, charnière, chambranle, cimaise, croisillon, cylindre, dormant, ébrasement, encadrement, feuille, gâche, gond, heurtoir, huisserie, imposte, jalousies, listel, montant, mortaise, noix, oculus, parement, paumelle, pêne, pêne lançant, pêne dormant, penture, plinthe, poignée, poussoir, seuil, serrure, soubassement, têtière, traverse, vantail, verrou.
C’est la clé qui reste inscrite, une clé énorme pour une main d’enfant, lourde aussi et si noire. La porte il faut revoir des photos pour s’en souvenir, en bois, bien sûr, mais si vieux que des échardes surgissent et cette couleur jaune , de même que sur les volets des fenêtres d’en bas, mais c’est surtout les photos que l’on prenait là sur la pierre de seuil, d’années en années, et la petite fille qui changeait devant une maison presque immuable, dont la porte cachait un bonheur éphémère. Au-dessus de cette porte basse – la région est froide l’hiver et les ouvertures sont petites – une niche dans le linteau de la pierre où laisser la clé lors des petites balades , car trop lourde dans la poche.
L’âme d’une porte c’est sa partie centrale, elle peut être creuse (alvéolaire ou tubulaire), pleine, isolante.Une porte à âme pleine est constituée d’un même panneau plein qui rempli entièrement l’intérieur de la porte. Elle peut être en bois massif, en aggloméré, en bois lamellé-collé, en aluminium, PVC, rempli de polystyrène …. Ces porte sont plus lourdes, plus résistante et offrent une meilleure isolation acoustique selon le matériau qui les compose.
La porte en bois vernie du cinquième étage sans poignée que l’on peut actionner, tourner ou sur laquelle appuyer afin que le battant se pousse ou se tire. Avoir toujours besoin de la clé pour entrer et donc être très attentif lorsque l’on sort, ne serait-ce que sur le palier des deux appartements et rejoindre le petit local commun, à bien se munir du précieux sésame en cas de courant d’air par exemple. Cette porte miel avec son œilleton au-dessus de la plaque noire avec le nom inscrit en blanc, sans monsieur ou madame pour signifier qui habite là, avec la porte de l’ascenseur tout près ce qui permettait de savoir avant le coup de sonnette ravageur que quelqu’un arrivait et était susceptible de déranger la quiétude familiale. Ce judas optique où se tenir afin d’épier les voisins… Et toutes ces portes claquées, malgré les recommandations du syndic, car on ne prenait pas toujours la peine d’insérer la clé dans la serrure pour fermer en douceur, et on tirait simplement sur la poignée fixe argentée avant d’appeler l’ascenseur. Se souvenir de la pose d’un verrou en hauteur, afin d’assurer une sécurité plus forte après un cambriolage. Se souvenir aussi de la porte trouvée ouverte à un retour de week-end, signal de quelque chose d’anormal, d’une inquiétude à avoir et apprendre ainsi la mort brutale d’une grand-mère, et c’est le premier souvenir qui émerge suite à cette disparition : la porte béante sur l’ annonce.
Ne pas avoir la moindre idée du nombre de portes franchies dans une vie, ne pas savoir combien de seuils piétinés et ceux sur lesquels on est resté, plongé dans l’incertitude du pas à réaliser. Ne pas avoir envie de compter. Ne pas savoir sur combien d’âmes avoir frappé avant d’entrer.
Et la porte de la chambre fermée pour la première fois : j’avais enfin une chambre à moi, j’avais quinze ans et douze mètres carrés réservés que je tenais clos avec soulagement. La poignée dorée m’appartenait. La chambre à soi. Je lirai Virginia Woolf plus tard avec gratitude.
C’est la poignée de porte de ma chambre qui me pousse vers celle de la maison de campagne et la double porte pour garantir la fraîcheur de la cave, ou pour conserver la chaleur de la cuisine, selon les avis des uns ou des autres. La première avec un bouton en laiton ovale, qu’il fallait tourner – ne pas oublier d’allumer auparavant – et un petit mètre après correspondant à l’épaisseur du mur, la seconde porte en bois elle aussi avec un loquet sur lequel poser le pouce qui actionne le levier, ensuite il suffit de pousser énergiquement le panneau de bois et l’accès à la cave est permis. L’interdiction formelle d’y aller à cause de la présence d’un puits avec une margelle au ras du sol. Aujourd’hui le puits est bouché mais le frémissement à jamais ancré en moi, lorsque je dois entrer dans cette partie noire de la maison.
Sur mon trousseau de clés, il y a une clé qui n’ouvre plus rien, mais que je laisse à destination de mes doigts. Elle est plus longue que les autres, de couleur cuivrée, plus lourde aussi et reste le symbole d’une vraie clé. Elle n’ouvre plus rien car le bâtiment a changé de fonctions depuis plus de 25 ans . Elle ouvrait la porte de l’école dont j’étais la directrice et dont je laissais un ventail béant chaque matin et après-midi au rythme des heures d’ouverture et de fermeture de l’établissement. Une vitre au verre dépoli laissait passer la lumière et découvrir des silhouettes qui se tenaient sur le trottoir, derrière ou devant selon le point de vue. La lumière se glissait ainsi dans le couloir et se reflétait sur les grands carreaux noirs et blancs lustrés chaque après-midi à l’heure de la sieste des petits. Vingt ans dans cette petite école, semblable à une école de campagne, mais en pleine ville.
Et comment ne pas repenser à la papeterie « aux clochettes » dont un carillon s’agitait à chaque fois qu’un client poussait la porte, délogeant le vendeur de l’arrière-boutique pour venir accueillir de son éternel sourire quelque requête infime : un cahier, un crayon, une gomme, une équerre… Serré dans sa blouse grise, il trouvait l’objet recherché et nous gratifiait des mêmes remerciements que si l’on avait acheté des piles de matériels. J’y serais bien allée chaque jour dans cet antre à clochettes…
Ma main est dans celle de ma mère et je n’ai pas l’intention de la lâcher. Devant la grille de l’école, il le faudrait ; mais il n’en est pas question. La veille on m’a fait passer de la maternelle au CP parce que je sais déjà lire…mais moi je veux retrouver la petite école… Une maîtresse arrive toute de noir vêtue, comprend le problème, parle avec ma mère tout en glissant sa main dans la mienne ; sa main est recouverte d’une sorte de gant en dentelle tout ajourée, et c’est elle qui me fait passer le seuil de l’école, sans que rien pour me sauver ne puisse être fait.