Vol AF 0345 18H 10, MONTREAL PARIS, 9 novembre 2021
Pénétrer dans l’avion au moyen de ce boyau métallique gris, accroché grâce à ses soufflets à l’Airbus, y attendre l’ultime vérification des cartes d’embarquement par le personnel naviguant, bleu marine, veste cintrée, jupe au genou, petit foulard bleu, blanc, rouge noué serré autour du cou pour les hôtesses qui répartissent les voyageurs allée de droite ou de gauche suivant les lettres et numéros de siège, ne pas regarder avec envie la classe affaires aux fauteuils spacieux avant d’atteindre le siège 19 J sur lequel est posé un sac Desigual « Bonjour, c’est ma place », une femme blonde, cheveux courts, veste matelassée rouge cale son son sac entre ses jambes sans un mot pour la passagère, qui avant de s’assoir à côté d’elle, ôte de son sac à dos noir Jansen un carnet cartonné orange pour écrire, dont le titre est « Mon coeur mis à nu », ( citation de Baudelaire) , un livre de poche « La folle allure » de Christian Bobin, un stylo, un masque pour les yeux ; celui pour le visage, elle le porte sans discontinuer depuis son arrivée à l’aéroport de Montréal, prendre le soin de ne pas faire dépasser ses jambes dans l’allée car le flot des voyageurs se poursuit vers le fond de la cabine, fluide, sauf lorsqu’il est stoppé par une volumineuse valise rose à soufflets, trop lourde pour sa propriétaire qui ne peut la hisser dans le coffre à bagages au-dessus d’elle, elle s’arrête, se déleste d’un sac plastique qu’elle tend à un passager déjà assis dans la rangée du milieu, on suppose son mari, par-dessus une jeune -femme, à travers le sac on peut lire Chanel N° 5, Clarins…sur les emballages en carton, alors la valise rose est saisie par un grand costaud aux cheveux gominés, il essaye de la caser, peine perdue, elle ne tient pas – inconvénient de monter en fin d’embarquement – les coffres à bagages débordent presque, il lorgne d’autres casiers gris puis repose d’un air contrit la valise au sol ayant lu les regards réprobateurs de ceux qui craignent le tassement de leurs effets personnels au fond, -attention aux bouteilles- et appréhendent la galère pour les sortir à l’arrivée, le barrage de la valise rose créant un goulet d’étranglement, le chef de cabine prend les choses en main, en l’occurence la valise pour l’envoyer vers la classe affaires ; le temps de faire la manoeuvre, il la coince près des jambes d’une passagère longiligne assise près de la sortie de secours, là où on peut allonger les jambes et qui a déjà remplacé ses chaussures par des chaussons de feutre, offusquée, elle se lève et la repousse, le chef de cabine la reprend prestement, s’excuse, parvient à insérer le bagage quelques sièges devant; l’incident est clos, la femme délestée de sa valise, va s’assoir à côté de son mari qui n’a pas bougé le petit doigt, si flegmatique qu’on se demande même s’il s’aperçoit maintenant que le flot reprend sa cadence normale avant de se tarir peu à peu, des retardataires essoufflés baissent les yeux ou plutôt évitent de croiser le regard des « installés », à présent tout se calme, la passagère du 19 J s’attend à entendre les messages tellement connus à force d’être répétés : «vérification des toboggans, fermeture des portes arrières… » lorsque sa voisine au sac Desigual lui demande de se lever «Le jeune-homme de derrière a accepté de changer de place avec moi pour que je sois à côté de mon mari », sans parole, le jeune-homme en question vient occuper le siège du milieu à côté d’elle avant qu’un steward se penche vers la femme côté hublot pour lui souhaiter la bienvenue et lui proposer une boisson ce qu’elle accepte, ceci interprété comme un traitement de faveur, pour une V.I.P. ou quelqu’un de « La Maison Air France » par la passagère du 19J qui ne s’intéresse pas aux consignes de sécurité diffusées sur les écrans, vues tellement de fois même si les décors changent, dans le clip de ce jour-là, les membres du personnel sont grimpés sur la Tour Eiffel, elle se souvient du clip de Turkish Airlines où tout était joué par des enfants, commandant de bord en uniforme et casquette dans son cockpit, les hôtesses jouées par de petites filles, stewards garçons, la distorsion captivait l’attention, il y avait de l’humour, c’était aussi plus vivant lorsque les hôtesses en chair et en os ajustaient leur gilet de sauvetage orange en tête de chaque allée, soufflaient pour le gonfler avec des sourires de connivence entre elles ; le clip fini, seules les allées sont allumées, la nuit s’est installée dans l’avion, seuls éclats, les triangles lumineux rouges de la piste de décollage, deux lignes se rejoignant tout au bout de la piste lorsque l’avion se positionne puis semblant s’écarter au fur et à mesure qu’il avance, et décolle, comprimant son coeur, est-ce le regret, l’incertitude de ne pas savoir quand elle reviendra contrairement aux vingt autres années de sa vie, jalonnées par ces repères, une période où l’on pouvait se projeter l’on pointait sur le calendrier les dates où l’on se reverrait ; dorénavant elle se contraint à réciter ce mantra, celui de l’héroïne de « La folle allure » de Christian Bobin : « on verra bien », pour l’instant se laisser imprégner par la pénombre de l’avion, les carrés lumineux des immeubles de Montréal, la tache plus sombre du parc du Mont-Royal d’où surgit l’immense croix étincelante, les écailles luisantes du fleuve Saint-Laurent soulevées par le vent, les panaches de fumée des torchères des raffineries, au-delà plus rien, l’insondable voute de la nuit ; tandis que l’éclairage revient dans la cabine, le commandant de bord- tiens il n’a pas dit son nom, ni les petits mots de bienvenue – annonce la durée du vol ainsi que son déroulement, l’arrivée à Charles de Gaulle à 6h 30, heure locale, les agapes prévues, le voyage de nuit commence pour les passagers bercés par le « ron-ron » régulier du moteur bientôt interrompu par les cliquetis métalliques des casiers où sont entreposés les repas, odeur de plats réchauffés, la plupart des passagers ont allumé l’écran placé sur le siège devant eux, après qu’aient été distribués les casques et une pochette bleu clair contenant un masque médical de rechange qu’elle glisse près du coussin et de la couverture derrière son dos, songeant qu’avant les années 1990, le maximum qu’un voyageur pouvait attendre comme divertissement ( in-flight entertainment en anglais ou I.F.E.) était un film projeté sur un écran à l’avant de la cabine (le même pour tout le monde ) , audible via une prise pour casque d’écoute sur l’accoudoir du siège, ce dernier casque récupéré en fin de vol par le personnel de bord, de sorte que beaucoup de gens lisaient grâce à la petite lampe individuelle, orientable, il suffisait d’appuyer sur le bouton de l’accoudoir, représentant une ampoule, d’ailleurs il existe toujours, mais pour l’instant, frénésie sur les écrans pour faire défiler les divertissements proposés, classés par catégories: films, séries, actualités, votre plan de vol… à moins de préférer son ordinateur, sa playlist, ses films enregistrés, ce qu’a choisi son voisin avant d’être dérangé par la distribution des repas : au choix poulet ou pâtes imposé par la tendance végétarienne, le steward se penche, s’exprime en français, se fait reprendre par la passagère longiligne de devant : «in English please », il s’exécute avec un grand sourire avant de se tourner de l’autre coté de l’allée, poursuivant le rituel des questions réponses, du plateau garni des barquettes enveloppées de plastique, sorti prestement des clayettes du chariot à étages surmonté des boissons qui permettront d’enlever le masque et de savourer le plaisir de commencer le repas sans avoir trop attendu, pas comme ceux des sièges du fond de l’avion servis en dernier et dont les fumets mettent les papilles à rude épreuve car cela parait interminable, donc là, étirer la dégustation de ces repas Servair – qui a préparé les plats préférés de Thomas Pesquet lors d’une de ses missions ! – s’estimer privilégié, se repaître de chaque bouchée dans cet intervalle où l’on peut respirer, souhaiter bon appétit à son voisin, ce dernier n’ayant pas bronché, casque sur les oreilles, elle songera à cette « époque moderne », lui reviendra le nom d’une chronique radiophonique de Philippe Meyer des années 1990 : « Nous vivons une époque moderne » et à ces nombreux vols où il lui était arrivé de sympathiser avec des voisin(e)s au point d’échanger des adresses, se remémorant ce vol inoubliable d’Air Mauritius de Port-Louis vers New Delhi quand les lumières de l’avion s’éteignirent, remplacées par les bougies d’un gâteau d’anniversaire accompagné de « Happy Birthday to you » chanté par les passagers en liesse pour célébrer les vingt cinq ans d’une jeune Mauricienne, Aruna, grands yeux noirs, sourire resplendissant qui la convia, car elle s’état trouvée à côté d’elle, à prendre part à son bonheur en lui offrant une part de son gâteau, cérémonie inédite, reçue comme un cadeau dans la nuit de l’Océan Indien, antidote d’un autre vol nocturne effectué moins d’un an auparavant, prostrée, la tête appuyée contre le hublot, ses larmes s’écoulant sans discontinuer pendant dix heures, elle la cherchait dans les cieux, ne pouvant se résoudre à l’intolérable de la disparition de sa fille apprise la veille, tandis que dans cet autre vol, sous la lumière des bougies du gâteau d’anniversaire, elle découvrait la coïncidence du même jour de naissance – mais pas de la même année – entre la disparue, Ariane, et Aruna « point du jour, aube » et acceptait la synchronicité lui enjoignant la légèreté du consentement à la vie qu’elle poursuit dans ces trajets, suspendue, hors du temps, proche d’elle, à se demander quelle heure écrire sur son journal de bord lorsqu’on est en vol et si quelqu’un a déjà vu un méridien se découper le ciel soudain plus perturbé contraignant le commandant de bord à prendre la parole pour intimer aux passagers de regagner leur siège et d’attacher leur ceinture, logo rouge allumé sous les casiers à bagages, message suivi quelque temps après pour demander s’il y a un médecin à bord – il devait en avoir un – car en allant se désaltérer dans le sas après les toilettes, elle verra une femme assise les yeux fermés, masque à oxygène sur le visage, elle, elle ne dormira pas, elle ne peut dormir en avion, elle aura le temps d’observer lors de ses déambulations les taches lumineuses des écrans encore allumés alternant avec les visages aux yeux clos ou cachés derrière des masques, bouches ouvertes, têtes penchées sur le côté ou bien raides entourées de leur coussin repose tête en arceau, réveillés par l’éclairage de la cabine concomitant avec la distribution de minis plateaux dru petit déjeuner et l’annonce du commandant de bord « Nous amorçons notre descente vers Roissy Charles de Gaulle, brouillard dense, veuillez éteindre complètement vos appareils électroniques, ordinateurs, téléphones … » annonce pas très rassurante pour les voyageurs, ceinture bouclée cernés par l’opacité d’une aube peinant à se lever, distinguant peu à peu quelques halos préfigurant les éclairages de la piste avant de de ressentir les soubresauts, les ébranlements des roues heurtant le sol, l’avion paraissant sautiller pour finalement se poser puis freiner dans un bruit strident et on a hâte que ce passage obligé soit terminé, malgré ses nombreux vols, elle mentirait si elle disait qu’elle était guérie de cette appréhension. À l’immobilité contrainte succède une fébrilité pour se lever récupérer ses bagages. Reprendre pied.
Catherine Guillerot-Renier 12 décembre 2021