Pour atteindre le territoire de l’épicéa, il faut traverser la prairie, braver la peur de marcher sur une vipère assoupie, les jambes se griffent aux herbes hautes, le froissement de la course éteint le son strident des sauterelles, une dernière enjambée et c’est la lisière, un ourlet de lande, une végétation éparse, désordonnée. Il convient de s’arrêter là, dans l’ombre légère. Pas de la façon dont on s’arrête au seuil d’une maison, d’un temple ou d’une église, mais comme on s’arrête à l’intersection de deux chemins. On a encore le choix. Rester à la périphérie ou disparaître dans le sombre.
La périphérie. Je marche là, en équilibre, sur la bordure. Au centre, le fût, axe dressé comme une colonne. Je marche sur un tracé circulaire aux courbes imprécises, définies par la base irrégulière du houppier en cône de l’épicéa. Les rameaux les plus bas, hérissés d’aiguilles rigides, me caressent parfois la joue, l’épaule. Je marche autour, sur la ligne. Veille à ne pas écraser les couloirs des fourmis qui elles, franchissent la frontière, dans un sens, dans l’autre, chargées de brindilles ou de minuscules œufs blancs. Tour après tour, je trace mon sillon. Parfois je lève la tête. Les branchages me cachent le sommet. Je ne suis pas de taille. J’attends du centre un message. Peut-on croître en lisière ?
Le sombre. On ne peut pas se tenir debout sous les basses branches. On s’assied. Un refuge. Puis on s’allonge sur la terre noire effritée, un tapis d’épines rousses, de cônes rongés, desséchés. Humus acide où rien ne pousse. L’épicéa puise toute l’eau de la terre, absorbe les minéraux des roches peu profondes. Chercher une place pour dérouler le dos, entre les grosses racines brun rouge, lisses, qui émergent du réseau souterrain. L’arrière de la tête s’enfonce à peine dans le sol léger. Odeur sèche de décomposition organique. Les aiguilles piquent les bras, les jambes. Rester là. Sous le désordre des branchages étagés jusqu’au faîte. Lente dessiccation. L’eau du corps, avalée par la terre, bue par les racines. Elle monte dans la sève le long des jeunes cernes du tronc, atteint les branches, nourrit les épines.