Son grand trou rond planté là dans la base de son tronc, noueux. Une excavation de la chair, une bouche en sourdine, un œil géant dardé sur ses pairs, une coupe où boire la sève, un creux, un ventre… un ventre où se rouler en boule. Se coucher sur le lit d’humus, entre les cernes épais où creusent les insectes. Remonter le temps, le temps où ses racines étaient jeunes et douces, lignes fragiles qui fouissent dans la terre pour s’ancrer là. Le temps où ce petit hêtre jadis est né, là, voilà quoi, des dizaines d’années, une centaine peut-être. Ce petit hêtre, qui darde son trou sur ses congénères au milieu de la forêt, si singulier dans sa silhouette trapue à la base, avec son trou tout au milieu comme si on lui avait ôté le cœur et qu’il l’appelle, qu’il le hurle ce petit cœur arraché, le cœur de ce hêtre, de cet arbre, le cœur de la forêt, qui survit pourtant, et crie, en sourdine, par ce trou. On y passe la main, on y passe le bras, on y passe la tête et le corps peut-être tout entier quand on est un petit être qui vient se glisser là à l’abri des fusils qui claquent. On peut y sentir la palpitation flottante des arbres, le froissement de tous les hêtres autour, qui viennent le toucher du bout des feuilles, de la pointe de leurs petites feuilles encore accrochées, vert tendre, jaune d’automne, puis à leurs pieds, toute la forêt aux pieds roux, qui tremble sous les premiers flocons. On peut sentir les branches tendues à l’horizontale, là où la lumière descend, se faufile à travers la ramure des aînés, là où l’espace s’ouvre pour laisser grandir, où l’espace s’ouvre tout à côté mais pas contre, pas dans, pas sur les branches des autres, tout juste à la limite. En miroir, les racines creusent des labyrinthes où la terre s’ouvre, étoilent l’ancrage au sol sans se nouer. Pour respirer. Quand on naît arbre, cette place là où on est tombé, c’est pour des dizaines, des centaines d’années. Se caresser, du bout des petites feuilles qui vibrent dans l’air. Ce hêtre avec son trou, ce hêtre-là, il a le tronc tout ramassé, tout biscornu, il n’a pas poussé vers le haut, il a rondi. Des couches et des couches d’écorce sculptées au ras du sol, là où il entend le mieux les murmures, les frôlements. Il écoute le vieil hêtre. Il écoute les chants de proche en loin, les souffles qui traversent, qui crèvent le temps, pénètrent la terre, vibrent dans les trous d’écorce. Il en est tout enflé de ces murmures, il les attrape, il les enroule autour de son cœur manquant. Il s’en est tissé une carapace qu’il épaissit cerne après cerne, une carapace pour son trou où viennent s’enfouir de petits êtres. Il sent le tambour de leur vie cogner entre ses peaux, cogner vite, leur cœur tout mou niché entre des branches toutes ténues, si ténues qu’il en tremble pour eux.
« il a rondi. » ce hêtre a trou, ce cœur en creux… Touchée. Merci.
Merci Nathalie. Heureuse que mon arbre te touche.
Votre texte s’enroule au corps et murmure à l’âme. En tout cas au mien.
Merci beaucoup. Je suis émue par votre commentaire.
Cet arbre, on le sent, on le voit, on le touche. Un hêtre ! Ce hêtre. Et moi aussi il me touche.
Merci Laure de m’avoir suivie dans la forêt