Il a les traits fins et doux d’une fillette, des cils longs, des doigts de pianiste, Antoine. Il travaille au Pôle bois à trente minutes de route de chez lui. Il y compte et transporte des rondins. Un boulot régulier, alimentaire, il s’y est fait des potes avec qui boire des bières le week-end autour du barbecue. Il ne boit jamais seul, Antoine, pas même une bière, et comme sa femme n’y touche pas, il ne boit que le week-end avec ses potes autour du barbecue. C’est l’occasion, aussi, de sortir l’accordéon – parce qu’il prend des cours tous les quinze jours à plus d’une heure de route de chez lui, Antoine – Ils apportent une guitare ou un harmonica et les notes montent au-dessus du champ à vaches qui s’étend en aval de sa terrasse. Sa terrasse, il l’a montée de ses mains de pianiste, pour y mettre une table, des bancs et le barbecue avec vue sur le champ à vaches et la vallée, histoire d’y être bien pour boire des bières avec ses potes le week-end. En été, il y installe la grande piscine pour ses deux fillettes qui ont ses traits d’Antoine. Il aime les choses ordonnées, propres, simples. Le dimanche matin, il passe l’aspirateur et le polish sur sa nouvelle voiture, une BMW. C’est la première fois qu’il se paye une BM, Antoine. Ce qu’il aimerait bien maintenant – il le dit avec son sourire de fillette – c’est un quad et un tracteur-tondeuse avec un porte gobelet pour y poser sa bière. En attendant, c’est sa femme, Florence, qui passe la tondeuse toutes les semaines sur leur petit terrain, comme elle passe l’aspirateur et la serpillère tous les soirs dans la maison, comme elle nettoie cinq jours par semaine les fesses des vieux à la maison de retraite, Florence.
Depuis que la mère est morte d’un excès prolongé de cigarettes et de gaz de pots d’échappement, Lucie oblige le petit chien à descendre au garage pour ne pas qu’il reste cloîtré, dépressif sur le canapé. Alors le chien suit le père tant qu’il peut. Elle le voit aller et venir trottinant péniblement dans ses pas, depuis la porte vitrée du secrétariat. Le garage n’a jamais aussi bien tourné. Son frère dirige les ateliers mécaniques d’une autorité nonchalante, elle gère les rendez-vous, les commandes, les factures, et le père redescend plus souvent mettre le nez sous les capots depuis qu’on a enterré la mère. Désormais, c’est Lucie qui prépare les repas de midi. Seule sa sœur jumelle ne déjeune pas au garage. Elle sert dans un café-restaurant à quelques kilomètres. On les confond souvent elle et Lucie. Presque autant que dans l’enfance depuis quelques temps, depuis qu’elles ont décidé d’emménager ensemble, après le naufrage de leurs histoires d’amour respectives. Pour payer moins de loyer, elles disent. N’empêche, ça ne fait que quelques mois et leurs gestes se sont déjà synchronisés, leurs mots enchevêtrés, leurs images presque superposées. La mère s’en inquièterait sûrement.
7h30. La première prise. Une pilule jaune et bombée, deux petits cachets blancs plats, une gélule orange et rouge et une pilule vert foncé. Jacqueline ne sait plus vraiment ce que soigne chaque pilule, mais elle prépare son semainier tous les dimanches avec application, en plissant des yeux pour ne pas se tromper. Déchiffrer l’écriture des médecins sur l’ordonnance, des pharmaciens sur les boîtes. Elle est trop âgée maintenant pour intégrer les protocoles d’essai de nouveaux médicaments. Pendant vingt ans, ça lui en a arrondi des fins de mois de faire le cobaye, quand elle habitait en mobil-home, avec son boulot de couturière à la chaîne et son mari en incapacité de travailler – 145 kilos, il a fallu renforcer le siège de la voiture – Elle en a monté des fermetures Eclair, des jaunes, des vertes, des bleues, des jeans, des cotons, des polyamides. Maintenant, elle n’a plus les doigts ni les yeux pour coudre un bonnet pour les arrière-petits-enfants qui viendront bientôt. Elle se demande un peu quand même si certaines des pilules qu’elle prend aujourd’hui ne sont pas la faute à celles d’avant. Mais ça ne sert à rien d’y penser.
Merci pour ces portraits ! J’aime vraiment vraiment beaucoup ! Dans le premier, la répétition du prénom régulièrement prend toute sa saveur avec la dernière phrase que je lis comme un retournement terrible, une forme de portrait avec chute. J’aime bien ce ton un tantinet caustique au détour d’une phrase. C’est juste, humain tellement humain et piquant quand il le faut. Et plus globalement, j’aime beaucoup la façon de rejeter en fin de phrase les prénoms ou les verbes de parole (« elles disent » par exemple) ainsi que les percées d’oralité. Tout ça participe de cette humanité trop humaine.
Merci beaucoup. Je suis vraiment touchée.