Moi, le cerisier de Dièse 6, ça fait une éternité que j’observe la maison et les gens. Je m’arrange pour ne contrarier personne, m’abattre signifierait me taire, alors je résiste. Chaque année, je leur donne des cerises, ils sont contents.
Au premier étage un homme cherche quelque chose, il est exactement dans la chambre de Suzanne, il remue des papiers, ouvre des boîtes, je l’observe. Sur le banc dans la petite cour, la vieille dame le nez levé, la main en visière sur ses yeux, répète à l’envi, prenez, prenez tout, elle mélange tout, le clafoutis, la farine qui la fait éternuer et les lettres d’Algérie. Elle les a cachées sous les deux lames de parquet juste à côté de la commode, je l’ai vu lorsqu’elle l’a fait, la vieille dame me regarde. Je comprends qu’elle veut déposer l’homme dans son enfance sans qu’il soit prévenu. Ça lui fout la trouille à l’homme quand elle le nomme avec un prénom qui n’est pas le sien. Lui, je le connais bien, c’est le fils cadet, il m’appelait l’arbre quand il était gamin, il sent le vent chaud qui lui fouette le visage, l’odeur des cerises qui lui gicle aux narines, n’empêche, personne ne lui a expliqué pour son frère aîné, c’est pour ça qu’il cherche. La vieille dame a enfoui son secret sous les deux lames du parquet, les lettres d’Algérie et la balle du MAS 49 qui a troué la tête de son fils aîné, le cadet ne sait que faire du petit costume marin avec une étiquette épinglée sur le dessus, un jour de trop d’alcool, il l’a roulé en boule et glissé dans la poubelle. À qui la faute ? Je ne peux rien dire, les cerises c’est un prétexte pour qu’on me foute la paix.
Il y a aussi cet homme, un dénommé Paul, qui parlait doucement et qui faisait mine de me prendre en photo, vous vous souvenez de Paul, l’amoureux de Suzanne, celui qui ne l’a jamais demandée en mariage, que voulait -il donc attraper? Il m’expliquait à moi, l’arbre, qu’il trouvait beaux les gens qui habitaient ici. Je savais que c’était elle qu’il cherchait. Des années à tourner par là et Suzanne qui accourait quand elle l’apercevait, l’oncle Jules prenait alors une bouteille de gnôle et chialait comme un gosse, il s’adossait contre moi, il me disait, tu l’as vu ce salaud, il tourne encore autour d’elle!
Dans le salon en bas, ça causait, une coupe de champagne à la main, un premier janvier peut-être. Une jeune femme s’est approchée de moi, elle m’a raconté qu’elle habitait à Paris et qu’elle voulait devenir actrice, elle a rajouté c’est un secret, ne le dis à personne et tout le monde a été étonné quand un jour elle est devenue célèbre . Elle m’avait choisi, moi un cerisier ! Quand j’y pense !
Je parle, je parle, mais je suis figé, le temps hier, aujourd’hui, demain, toutes les strates superposées, déroulées, mêlées je ne suis qu’un arbre qui a tout vu et qui a tout compris. Une suite d’images et des histoires de clés, de cliquetis de clés, de Dièse 7 dans mon jargon de cerisier, des histoires de clés perdues ou dérobées comme celle de l’horloge, la clé de la porte du temps disait la fillette en dièse 9. Elle l’avait cachée dans un trou tout près de moi, elle m’avait dit sérieusement. Le temps tous les deux, on s’en fout n’est ce pas?
Et toutes ces portes, poussées et repoussées du Dièse 8, toutes celles qui m’ont échappé, un cerisier, ça ne peut pas tout voir.
Il n’y a jamais eu d’animaux ici, dommage, on aurait pu causer. J’aurai bien aimé un chien. Ici , c’est comme la vie, une porte s’ouvre puis une autre et les souvenirs qui disparaissent.
À VENDRE UNE MAISON, 6 PIÈCES, UNE GRANGE, UN TERRAIN ARBORÉ, UN CERISIER !
J’ai peur qu’une fois vendu, le cerisier ne refuse de donner aux nouveaux propriétaires ses cerises-souvenirs même avec des bémols et des trémolos dans la voix des vendeurs. Votre texte me plaît infiniment. Les cerisiers sont des arbres sensibles aux ambiances et qui ne parlent pas facilement lorsque les merles se mêlent des conversations humaines. Eloge des lames de parquet , c’est drôle qu’on continue encore à en faire des cachettes pour les secrets de famille… Mais dans les fictions on peut tout cacher. Personne viendra avec un pied de biche…
Merci MarieThérèse, j’ai pleinement confiance dans mon cerisier, attentif et peu causant, toutes ces histoires de vie dépliées sous ses branches !