Oui toutes les images disparaîtront
les deux chevaux vertes guettées sur la route pour être le premier à pincer l’autre
ce visage épouvanté, apparition d’albâtre sur toile noire, de Nicole Kidman dans Dogville
la partie la plus haute du Pont du Gard où l’on pouvait émerger depuis les trouées dans le plafond de l’aqueduc, passer de l’étroite obscurité du tunnel au vertige, lumière vive du sommet, le Gardon et la garrigue en berceau, marcher en équilibre au bord du vide, sans parapet, les enfants hissés à bout de bras, surgissaient jusqu’au buste et disparaissaient aussi vite comme s’ils avaient pris un coup de marteau sur le crâne, tandis que plusieurs dizaines de mètres en-dessous, aux heures où personne ne les en empêchait les jeunes plongeaient du tablier du pont risquant leur vie par bravade
la femme qui entrait dans la mer, jupes relevées jusqu’aux cuisses et restait là immobile laissant les vagues lui fouetter les peaux au mois de février
l’air candide et maladroit de Tom Hanks ramassant le livre de la première élève noire américaine à entrer à l’université dans Forrest Gump
le restaurateur qui hélait les touristes sur la place centrale d’Athènes, rappelant les vendeurs de beignet de la Grande-Motte
ces images qui se sont décrochées du réel pour s’imprimer en nous, qui n’ont plus de chair plus de lieu et survivent en surgissements soudains et impromptus dans nos pensées
le chanteur du Polygone à Montpellier, qui gueulait ses textes d’une voix déraillante en frappant les accords de sa guitare, une figure de la ville
memento quia pulvis est et carpe diem griffonnés sur tous les cahiers
le parking brut de l’Espiguette où la voiture était laissée pendant qu’on marchait sur ce qui semblait être des kilomètres vers une mer sauvage, seuls sur le sable brûlant, l’affleurement de l’eau invisible encore, et même incertain, cette impression devoir la gagner, la mer
les mots de patois qu’on croyait de langage soutenu que l’on s’étonnait que les autres ne les comprennent pas, se barder, ranconner
les cendriers métalliques tirés des accoudoirs des fauteuil du train, l’odeur incrustée dans le similicuir et le paysage
le Retour du jedi qu’on lit jeudi en pensant corriger une faute d’orthographe
Le téléphone sonnant à la croisée des couloirs de la cité universitaire, le numéro de la chambre clamé dans les haut-parleurs
Chantal Goya sur scène sautillant dans une robe de princesse rose pâle avec un lapin géant visant un cerf tout aussi géant de sa carabine, la percée d’un sentiment de ridicule et de honte aussitôt écartés pour profiter de l’enfance
les punks, leurs crêtes et leurs chiens sur le pourtour des Trois Grâces, place de la Comédie à Montpellier
Anémone qui d’un coup sec arrache la peau d’un lapin pendu tête en bas, dans Le Grand chemin
Les patins à roulettes où la chaussure de toile était fixée sur quatre roues, deux devant, deux derrière comme sur les voitures
Qu’est-ce que tu racontes là Willy ? répété épisode après épisode
le joyeux bazar des lycéens devant Montaury, 51 avenue Georges Pompidou à Nîmes – rebaptisé depuis Lycée Albert Camus – les portes grandes ouvertes sur la ville, la fille aux cheveux rouges puis bleus puis violets qui arrivait en Chappy, une autre toujours de noir vêtue qui se nommait Aurore
Vanessa Paradis, la main entre les jambes devant Bruno Cremer
Serge Gainsbourg déclarant à Whitney Houston « I want to fuck you », sa bouche arrondie de surprise, presque disproportionnée, sur le visage parfaitement maquillé d’Américaine
les corbeaux aux ailes coupées de la Tour de Londres
la première fois qu’on a vu une femme parler seule dans la rue, comme si elle était au téléphone, et elle l’était, l’indécence qu’on y a trouvé
moments saisis, imprimés dans l’esprit seul, en un unique exemplaire revu, relu, repassé, fixé tel quel et devenu souvenir immobile, immuable, à ce que l’on croit, impossible à restituer exactement
Plaisir de ces instantanés de vie.