D’une voix rocailleuse, elle interpelle les hommes qui travaillent sur le chantier, surtout l’un d’entre eux, son amoureux, Marcel ou Paul, elle ne sait plus. Sa voix s’éraille, rien dans ce visage n’est déchiffrable. Alors elle pleure, elle secoue sa silhouette échevelée, sa maigreur de fantôme et elle pleure.
Elle fixe le mur blanc et murmure les noms des papillons, les plus beaux, les plus rares, morts, cloués, magnifiques. Le demi-deuil, l’aurore, la belle-dame et le bleu, comment s’appelait-il le bleu?
Avant, elle fumait, elle se souvient de sa première cigarette, signe d’une fébrilité ou d’une jubilation. Et le ton qu’elle prenait quand elle disait « Avez-vous du feu je vous prie? ».
Aujourd’hui, rien de précis à dire, tout arrive en vrac, la maison à tenir, le jardin, la lessive, le repas à préparer et l’aîné qui n’est pas encore rentré, elle en a marre de toujours trimer, alors elle gueule. Ça étonne les voisins, Marcel les rassure, « c’est rien, elle est juste un peu énervée ! ».
Sur sa chaise, le dos courbé, elle s’autorise à fermer les paupières, ce qu’elle a à voir, elle seule le sait. Elle rit, elle se revoit avec les copines à comparer la croissance de leurs seins et plus tard quand elles apprenaient à tourner leur langue dans la bouche des garçons.
Paul lui avait dit, quand je trouverai celle que je veux épouser, je l’emmènerai sur une gondole et je lui demanderai sa main. Elle n’est jamais allée à Venise et elle a épousé Marcel.
Elle raconte à l’infirmière. Quand elle avait quinze ou seize ans, elle ne sait plus exactement, elle avait colorié avec un feutre rouge toutes les ampoules de la cave pour créer une lumière tamisée. Elle dit, c’était notre discothèque, un lupanar plutôt!
Parfois, elle a un sourire bizarre et sa voix augmente d’un octave.
Elle a fini par accepter d’être ici, elle se laisse aller et elle raconte. Elle raccroche les morceaux entre hier et maintenant, elle regarde les visages que personne autour d’ elle ne voit. Puisqu’ici on l’appelle Madame, elle voudrait qu’on la maquille.
Elle ne sait plus rien faire, son corps est arrêté où qu’elle aille par une porte, un escalier, un ascenseur, une rampe, une sonnette, un charriot, une voix, d’autres voix, une silhouette blanche, une silhouette bleue, alors elle cherche. Une silhouette bleue la raccompagne dans sa chambre.
« Reposez-vous! » Elle voudrait hurler mais elle se tait, plus la force.
Elle dit, je ne reverrai plus mon jardin que j’aime tant, j’ai perdu mes amis, mes habitudes, mes occupations, je sais que c’est fini, je ne veux plus qu’on me parle de ma maison. Elle est en colère, elle ne supporte pas de vivre avec les autres pensionnaires, elle éructe « ils sont vieux et puis ils puent! »
Mes souvenirs ne sont pas morts, mais je n’ai plus rien à vous dire !
Elle chuchote «Le papillon bleu, je sais, c’est le lycène bleu ! »
On entend bien cette voix, cette vie. merci.
Merci pour votre texte et l’histoire de cette voix.