Cela participe de la dislocation d’un être, des facettes qu’il reste de lui, qu’il a bien voulu laisser appréhender, ou de ce que je souhaite garder en souvenirs. Ce qui se détache en premier c’est le presse-papier , cette boule en verre, très lourde pour mes mains d’enfant, garnie de filaments de couleurs qui s’entremêlaient comme des routes, non des fils de laine plutôt, avec des bulles de grosseurs différentes positionnées dans des sortes de creux. Cette boule ou plutôt demi-sphère se tenait posée sur des papiers volatiles, des lettres, des factures peut-être et servait aussi à retenir le temps. Cette boule, car c’est ainsi que je la nommais, épousait la grande main de mon père, et a connu sa chaleur. De même tout près sur son bureau, le tampon-buvard d’un bois noir avec sa poignée ( son manche je ne sais ce qu’il convient de dire…) à facettes ( six ou huit je ne saurais dire), qui se dévissait pour laisser se glisser les feuilles de buvard, rose ou blanc, puis se revissait afin de serrer à nouveau la feuille et permettre d’étancher l’encre superflue, ou sécher une lettre, une goutte d’encre mal venue. Une pause dans le geste d’écriture. Tous ces mots en miroir qu’il reste à déchiffrer. Entre le tampon-buvard et le sous-main en cuir marron, bien centré sur le bureau, une longue règle métallique et froide et l’on se souvient encore du bruit qu’elle faisait, si on l’échappait, quand elle heurtait le sol. De l’autre côté du bureau, dans un buffet aux portes vitrées qui servait à ranger des papiers d’autrefois, tout un amas hétéroclite de souvenirs de la génération précédente dans des boîtes diverses et fatiguées, une boîte emplie de casse-têtes, des clés qu’il fallait détacher l’une de l’autre en tournant dans un certain sens, jeu qui m’a toujours profondément stressée, une autre où dormaient de vieilles montres dont les propriétaires ont depuis longtemps perdu la faculté de les remonter, mais qui resteront là encore des années car je n’aurai pas l’envie de m’en débarrasser. Dans un des tiroirs de ce meuble, un jeu de cartes des familles des grands hommes de France, avec le portrait de La Fontaine se détachant sur le couvercle à fond vert de la boîte dans une classification entre écrivains, poètes, théâtre, physiciens, chimistes, philosophes, sculpteurs, explorateurs, peintres, architectes… et une courte biographie inscrite sous le portrait ; c’est ainsi que j’ai mémorisé toute une kyrielle de visages et de noms qui marquent encore ma mémoire ! Lavoisier, Réaumur, Millet, Puget, Champlain, Garnier… Sur le mur, une reproduction des raboteurs de parquet de Gustave Caillebotte en hommage au grand-père de la branche maternelle dont ce fut le métier et tout près la sérigraphie du Ménestrel de Jean-Alexis Bobichon qui me touche tant. Il y aurait tant d’autres tiroirs à ressusciter, avec la boîte aux porte-monnaies où dorment des médailles miraculeuses d’un autre temps, ou celui des poèmes qu’on sait là bien tracés d’une écriture ample et penchée qu’on reconnaîtrait entre mille, sans parler de la grande boîte emplie des agendas d’une vie d’avant qu’on n’a pas connue… Poser le regard mental sur les Morceaux choisis de Victor Hugo dont on sait les petits papiers pour indiquer une page aimée, les légers traits au crayon en bordure de certains vers des Contemplations ou de La légende des siècles ( on se souvient de l’inscription tout en bas de ce livre tenant dans la main : Librairie Delagrave 15, rue Soufflot, 15). Tous ces alexandrins lus et relus comme viatiques dans ses derniers jours. Dislocation, peut-être pas, réparation plutôt.