Elle est dans la maison. Elle ramasse un magazine. Elle tourne les pages, elle cherche son horoscope. Elle a grandi, Elle a vieilli, elle regarde la date, 7 juillet 1966. Elle avait l’âge où on est curieux de son avenir. Elle fixe les toiles d’araignées au plafond, elle suit les fils, elle s’égare et recommence. Elle perçoit au loin l’aboiement d’un chien, le cri des poules et le sifflement du vent. Elle regarde, il n’y a plus ni poules ni chien ni cerisier, ça l’agace. Elle observe avec attention les tableaux accrochés au mur, il ne s’agit en fait que des couvercles de boîtes de chocolat mais ma grand-mère en était fière. Elle en décrochera un avant de partir. Elle fixe l’escalier de l’entrée et la tenture juste derrière. Elle se souvient. Elle a vu sa grand-mère debout et vivante pour la dernière fois dans cette entrée. Elle ne l’a sûrement pas embrassée assez fort en partant, juste un signe de la main. Elle ne se souvient plus de sa voix. Elle parlait doucement, comme si elle économisait les mots. Elle économisait tout. Elle regarde l’armoire du couloir où inlassablement elle empilait serviettes élimées et taies dépareillées. L’armoire est vide. Elle pousse la porte de la cuisine. Elle s’étonne encore aujourd’hui du nombre de casseroles et de faitouts. Elle les dégraissait avec des paillettes de savon et du gros sel, elle disait à l’usine c’était encore plus dur et ici je n’ai pas de chef. Elle se souvient que le soleil n’entrait jamais dans cette pièce. Elle disait, c’est comme à l’usine. Elle aimait quand sa grand-mère chantait ou lui racontait des histoires. Elle lui confia qu’elle aimait l’école. Elle disait aussi que l’argent, il fallait le gagner. Elle travaillait dur à l’atelier, elle était bobineuse dans une entreprise de tissage et elle reproduisait le claquement des métiers à tisser et des machines avec sa langue. Elle garde précieusement la blouse grise qu’elle portait à l’atelier, sa grand-mère la lui a confiée. Elle a insisté, la blouse grise c’était les anciennes qui la portaient, les nouvelles se contentaient des blouse roses. Elle rajoutait aussi qu’à l’atelier, il fallait se faire respecter, ta tante, elle, n’a pas su. Elle se souvient de ce corps pantin, écartelé, défiguré, qui s’est jeté par la fenêtre du deuxième étage. Elle me répétait, surtout pas l’usine pour toi, ça abîme trop. Elle se poste près de la fenêtre, elle replie les deux pans de son gilet. Elle avance dans sa visite. Elle ne sait plus quand exactement elle est passée de l’enfance au monde adulte. Elle sait pourtant qu’elle a toujours voulu s’échapper. Le bordel qui règne ici l’apaise comme s’il la soulageait de son désordre intérieur. Elle se creuse la cervelle. Elle sent l’odeur de l’omelette aux herbes gorgée de beurre que lui concoctait sa grand-mère, et celle plus grasse de la râpée de pommes de terre. Elle remarque que la véranda s’est écroulée et que la porte du fond a disparu aussi. Elle voudrait remonter le temps de la pendule qui n’avait plus sa clé déjà quand elle était gamine. Elle joue avec les aiguilles, la grande et la petite. Elle repère dans le coin gauche de la pièce la petite bibliothèque en bambou, elle retrouve en vrac Sylvain Sylvette, Tintin, les Misérables, Colette, Madame Bovary et Agatha Christie. Elle caresse les 33tours oubliés ici, Joan Baez, Henri Tachan, les Beatles. Elle glisse ces trésors dans un carton. Elle aurait aimé garder la maison, retrouver toutes les clés, réparer toutes les portes. Elle n’a plus que son regard à elle. Elle dit maladroitement, c’est trop dur.
Demain, elle ira à la Manif, elle déjeunera avec sa petite fille. Demain…..
touchée.
C’est beau la nostalgie.
Une écriture toute en sensibilité. Très beau.