Elle sait s’occuper d’une ferme et des animaux. Elle sait tenir une maison et s’occuper des enfants. Elle a huit frères et sœurs. Elle aura sept enfants, quatre filles et trois garçons. Elle n’a guère le temps de regarder les nuages ou les oiseaux. Elle a les yeux fixés sur les napperons de dentelle qu’elle doit vendre pour pas grand-chose. Elle est assise dans la petite pièce avec les voisines. Elles agitent les fuseaux de buis qui cliquettent pendant qu’elles échangent en patois. Elle est habile à croiser les fils en partageant les petits riens du quotidien. Elle croise et décroise ses inquiétudes. Elle pense à ses deux enfants déjà morts. Elle vient de voir partir son plus jeune à la guerre. Elle attend son retour. Elle ne sait pas encore qu’il ne reviendra pas. Elle chantonne avec les voisines ou elle prie. Elle ne sait plus. Elle a une longue robe noire. Elle a un tablier par-dessus avec de grandes poches. Elle a toujours un bonnet blanc sur la tête. Elle a un grand nœud sous le menton. Elle ne montre jamais ses cheveux. Elle ne sourit pas beaucoup. Elle est assise sur un chaise basse en paille. Elle ne reste jamais sans rien faire. Elle n’a pas le temps de rêver. Elle met une bûche dans le fourneau. Elle prépare le repas, son fils va venir. Elle a donné un coup de balai sur le sol en terre battue de la cuisine. Elle a laissé la porte ouverte pour laisser entrer le soleil. Elle fait rissoler des pommes de terre. De temps à autre elle va sur le seuil pour voir s’il arrive. Elle lève les yeux vers le ciel ce sera une belle journée. Elle retourne à l’intérieur pour tourner la fricassée. Elle sort un plat avec de grosses fleurs d’un rouge un peu terni du placard dans le mur. Elle veut préparer une assiette de charcuterie. Elle dépend le saucisson du plafond. Elle ne sait pas encore que ce geste lui coûtera sa liberté dans quelques années. Elle découpe des rondelles de saucisson. Elle les dispose autour de la terrine. Elle enroule de petits morceaux de jambon. Elle a déjà nettoyé une salade. Elle prépare une vinaigrette. Elle revient vers la porte. Elle fait un signe de la main pour saluer sa voisine d’à côté. Elle se retourne et regarde l’heure sur la grosse horloge. Elle trouve que le temps avance lentement. Elle pense qu’il ne va pas tarder maintenant. Elle se dirige vers la cave. Elle ouvre les deux portes. Elle lance le seau dans le puits. Elle le remonte lentement. Elle referme les deux portes bien hermétiquement. Elle remplit une carafe d’eau qui restera fraîche. Elle dresse la table avec trois assiettes. Tout va aller par trois maintenant. Elle entend du bruit sur le chemin, une sonnette de vélo. Elle essuie ses mains sur le tablier de coton sombre. Elle voit son fils dans l’encadrement de la porte qui baisse un peu la tête pour entrer. Elle lui sourit ainsi qu’à sa compagne qu’il lui présente. Elle ne sait pas encore quoi en penser mais elle ne dit rien. Elle l’invite à entrer. Elle se plaît beaucoup dans cette maison, surtout depuis qu‘un minimum de confort a été réalisé. Elle reste souvent dans la cuisine car la pièce est fraîche l’été. Elle écoute la radio. Elle suit les informations et est au courant de tout ce qui se passe. Elle aime bien aussi les airs d’opéra. Elle chantonne parfois lorsqu’elle connaît bien le morceau. Elle laisse toujours la porte ouverte. Elle est à deux pas du jardin qu’elle a rempli de fleurs. Elle a mis aussi des plantes aromatiques. Elle va chercher des feuilles de sauge. Elle aime bien en mettre dans le rôti de porc. Elle aime bien gratter la terre et s’occuper des fleurs. Elle sait que son mari dit qu’on ne gratte que des surfaces, d’un petit air moqueur. Elle s’en fiche. Elle a la main verte. Elle a fait pousser de beaux dahlias, des lupins magnifiques. Elle aime ce qui est coloré. Elle savoure ces journées d’été . Elle viendra arracher les mauvaises herbes tout à l’heure et arroser les fleurs le soir quand il fera moins chaud. Elle prend soin de cette maison qui n’est pas la sienne. Elle bricole et fait en sorte de réparer et d’entretenir l’immensité des lieux. Elle prend le temps désormais de s’asseoir sur le banc derrière la maison et de souffler un peu. Elle regarde ses petits-enfants jouer dans le pré. Elle en surprend un en train de manger toutes les groseilles. Elle rit. Elle ne sait pas encore qu’elle va perdre la mémoire. Elle profite des dernières années joyeuses qu’il lui reste à vivre. Elle a du mal à monter l’escalier et sa fille veille sur elle le dernier été . Elle a du mal à pénétrer dans cette cuisine et à y rester. Elle y voit toujours sa mère s’affairer. Elle préfère la grande salle du premier étage qui donne sur le pré. Elle s’assoit sur une des trois marches qui mènent dehors. Elle reste là des heures à regarder, à lire, à écouter. Elle se nourrit de chaque bruit qui naît un oiseau, un avion, une vache, un chien, un coq. Elle aime tout. Elle n’en finit pas de contempler ce qui lui est donné à voir. Elle sait aussi ce qui lui est donné à être. Elle ne sait rien faire de ses dix doigts. Elle ne sait pas jardiner. Elle se souvient des fleurs du jardin. Elle fait le tour chaque jour où elle est là de ce qu’elle nomme son cloître. Elle se souvient des tablées familiales avec tous les enfants. Elle se souvient des journées d’enfance passées près de la cheminée à lire toujours les mêmes livres. Elle imagine son arrière grand-mère s’abîmer les yeux sur son carreau de dentellière. Elle verrait presque chuter cette grand-mère, qu’elle n’a pas connue, en tentant de décrocher un saucisson de la poutre de la cuisine. Elle caresse les murs de la maison et lui parle. Elle lui en veut parfois de la retenir encore. Elle sait tous les fantômes qui la hantent encore. Elle sait les noms des hommes et des femmes qui ont vécu là. Elle pourrait dérouler la litanie de leurs prénoms. Elle pense à cette maison comme à une personne. Elle ne sait pas ce qu’elle va devenir après.
La succession de elle fait jouer sa magie dans les détails d’une vie et la bascule vers une autre s’opère en fondu-enchaîné. J’aime beaucoup.
Merci Jean-Luc pour ce regard! J’avoue avoir beaucoup aimé écrire ce texte…
Magnifique texte et magnifique hommage ! Merci !
Merci beaucoup Helena!