l’entrée
on se faufile à l’intérieur ; ça pèle ; il faut vite refermer la porte pour ne plus sentir le froid de la rue ; une grosse couche de neige colle aux chaussures ; en tapant des pieds le plus gros va s’en aller sur le tapis épais ; après on peut quitter les souliers humides et les déposer sur le petit meuble près du radiateur ; accrocher les manteaux et les bonnets derrière la porte ; la neige fond et une petite flaque sombre se dépose sur le sol de l’entrée ; elle mettra longtemps à sécher ; elle est là presque tout l’hiver ; la maison laisse déjà filtrer un peu de sa chaleur ; c’est bon cette sensation ; le sang reprend sa course dans les extrémités du corps ; même si parfois ça fait mal quand ça repart ; les doigts de pied surtout ; pour le moment chacun enlève ses fringues mouillées en silence ou en parlant à voix basse car la fine paroi de bois de l’escalier n’isole pas beaucoup de l’habitation du rez-de-chaussée ; on ne veut pas déranger les voisins ni partager nos petites histoires ordinaires ; en passant on peut apercevoir nos bobines dans le petit miroir suspendu au mur ; les joues encore rougies du froid extérieur ; les cheveux collés au crâne par le bonnet de laine ; la buée épaisse déposée sur les lunettes ; ensuite il n’y a plus qu’à monter la longue volée de marches bien raides qui mène à l’étage ; c’est là-haut qu’on se sentira vraiment à l’abri ; il fera chaud ; les conversations ne franchiront plus les limites des cloisons ; on pourra démarrer la vieille DéLonghi pour faire du café ;
le cabinet
alors là c’est le cabinet de l’analyste ; il se trouve au 2ème étage dans l’immeuble moderne de l’analyste ; un immeuble moderne quelconque ; à côté de la porte il y a un petit buffet ancien avec une tablette en bois ; quand la séance est finie l’analyste ouvre la tablette ; on y règle les affaires d’argent qu’on a avec l’analyste ; c’est à dire deux fois par semaine lors du passage dans le cabinet ; le divan se trouve le long du mur de droite ; c’est le divan du patient ; pas réellement le divan du patient car il appartient à l’analyste ; mais c’est le patient qui s’allonge sur le tissu de velours vert au cours des séances ; le modèle est plutôt ancien ; ce n’est pas un divan qui vient de chez Ikea ; les meubles Ikea ce n’est pas le genre de l’analyste ; près de la tête du divan se trouve un beau fauteuil ; le patient n’a rien à faire dans ce fauteuil ; c’est le fauteuil de l’analyste ; si le patient s’asseyait dans ce fauteuil l’analyste lui demanderait de reprendre sa place sur le divan ; et de respecter le cadre de travail ; le fauteuil est installé de telle manière que le patient ne puisse pas voir l’analyste lorsqu’il est allongé sur le divan ; le patient pas l’analyste ; au centre de la pièce il y a trois chaises ; deux côte à côte et une en face ; c’est un dispositif pour les couples qui essaient de se rabibocher ; ça marche ou ça ne marche pas ; l’analyste est assis sur la chaise de gauche et les personnes du couple sur les deux chaises qui lui font face ; le cabinet est très sobre et bien rangé ; presque austère ; il n’y a aucun bazar dans la pièce ; on ne peut que s’en féliciter ; c’est une bonne chose de ne pas voir traîner les sous-vêtements de l’analyste pendant les séances ; l’analyste tient à proposer un cadre particulièrement neutre à ses patients ; où tout est bien ordonné ; où rien ne vient distraire le patient ; l’analyste doit penser que c’est favorable à la thérapie ; il n’y a pas beaucoup de bruit non plus dans la pièce ; l’immeuble est calme ; en tout cas dans la journée ; l’analyste a certainement choisi à dessein un quartier et un immeuble qui offrent ces conditions de tranquillité ; on ne va pas s’en plaindre ; c’est gênant de devoir se répéter chaque fois qu’un camion passe dans la rue ; ça dérange ; ce n’est pas bon pour les manifestations spontanées de l’inconscient ; ici pas d’excès de décoration ; le style est plutôt traditionnel ; mais dans une forme épurée ; un peu comme au japon ; voilà ; on dirait un intérieur japonais avec des meubles européens rétro ; l’analyste ne doit pas aimer voir traîner des babioles dans tous les coins ; mais on trouve quand même quelques petits trucs installés dans la pièce pour faire joli ; une petite lampe à la lumière douce ; quelques bouquins dans des éditions soignées ; des livres de Freud par exemple ; et un beau petit tableau accroché au mur ; on parle ici du mur gauche ; pas celui près duquel se trouve le divan ; la peinture porte le nom de l’analyste en signature ; ou celui de la femme de l’analyste ; oui plutôt celui de la femme de l’analyste ; un truc important ; l’analyste accorde toujours les mêmes créneaux horaires à un patient donné ; donc c’est très simple ; il est toujours entre midi et midi et demi dans le cabinet ; l’analyste est très ponctuel ; c’est à peu près l’heure de manger ; une odeur forte de cuisine commence vite à se faire sentir ; elle vient des pièces contiguës ; l’analyste vit peut-être dans cet appartement ; ou alors il y prépare le repas du midi pour ne pas être obligé de rentrer chez lui ; ou c’est peut-être la femme de l’analyste qui est en train de cuisiner à côté en attendant que l’analyste termine sa séance ; toutes les hypothèses sont possibles ; malgré l’odeur intense des épices employées ce n’est pas facile d’identifier quel type de nourriture aime l’analyste ; et peut-être sa femme ; mais on ne parle pas de ça avec l’analyste ; il y a d’autres chats à fouetter ; quelques minutes avant la fin de la séance une petite sonnerie retentit ; c’est le patient suivant qui vient d’arriver à la porte d’entrée ; l’analyste doit avoir un dispositif de télécommande près de son fauteuil pour ouvrir à distance ; d’accord on ne le voit pas depuis le divan ; mais on peut le deviner ; car l’analyste ne bouge pas son cul du siège ; et quelques instants plus tard on entend des bruits de pas dans la petite salle d’attente ; l’analyste va bientôt annoncer que c’est tout pour aujourd’hui ; rappeler le prochain rendez-vous ; baisser la petite tablette en bois pour régler les affaires d’argent ;
les latrines
dans la cour arrière de la maison ; une dalle carrée en béton protégée par quatre murs de briques sèches ; ce sont quatre murs d’une belle hauteur ; même un homme très grand ne peut hisser son regard au-dessus de la dernière rangée de briques ; il y a une porte sur l’un des murs pourvue d’un loquet pour pouvoir s’enfermer ; il n’y a pas de toit ; au centre de la dalle de sol s’ouvre un trou ; un trou carré pas très large ; quand la porte est fermée la construction s’ouvre vers le ciel en haut ; et vers une énorme fosse creusée sous la dalle en bas ; le trou carré sert d’accès à la fosse ; c’est un trou pourvoyeur de merde ; quand on pénètre dans les latrines des cafards gigantesques rejoignent en vitesse l’obscurité de la fosse ; il faut cohabiter avec ces habitants permanents du lieu ; grouillants et inoffensifs ; un petit arrosoir de plastique rempli d’eau est disponible pour laver le sol ; c’est un agencement très simple ; les jours d’été des nuées de criquets s’abattent dans la structure par l’ouverture supérieure ; c’est un piège ; une fois entrés les insectes se jettent frénétiquement de l’un à l’autre des quatre murs ; et rebondissent jusqu’à épuisement ; ils ne pensent jamais à regarder vers le haut pour découvrir le seul chemin vers le dehors ; celui par lequel ils sont arrivés ; à l’intérieur on devient un nouvel obstacle dans leur parcours délirant ; sur lequel ils viennent ricocher par centaines ;
codicille : univers très différents mais ils sont apparus dans cette diversité…
Ordinaires merveilleux lus avec grand plaisir.
Merci pour la lecture. Merci d’avoir laissé un petit mot….
très divers, plus ou moins confortables et surtout fort bien évoqués
merci d’avoir pris ce temps de la lecture et du retour…
Oui, comme Catherine et Brigitte. Du plaisir à les lire. Fluidité et précision.
Merci à vous aussi pour la lecture et le soutien…