Les odeurs changent, les lumières changent, et toujours dans le couloir étroit sentant le cuir, le tabac et le métal, sentant le thé, des silhouettes qui passent, tantôt des passagers tantôt des stewards ou des contrôleurs, c’est qu’il va loin, de ville en ville, de petits points denses tassés ponctuant les rails qui s’étirent chauds, à l’infini, la nourriture change, le thé jamais, le thé toujours le même, Lipton de ville en ville, le jour et la nuit, le thé Lipton et le sachet mou gluant qui surnage puis s’enfonce dans un gobelet en carton ; le couloir est étroit, et le cuir marron beige, toute couleur passée tirant toujours sur le jaune, cuir patiné éventré souvent, et des couchettes aux couvertures râpeuses, des couchettes étroites, un lavabo encastré surmonté d’un petit miroir, la peau jaune elle-même comme le cuir sous la lumière faible et tamisée, une clarté jamais bien franche et derrière la vitre un balancement constant entre le reflet du visage et les lumière indistinctes des quais et des villes traversées, l’odeur des lieux parfois qui monte du dehors, une odeur de chaud souvent, tantôt poussiéreuse, tantôt végétale, au-dehors les bananiers et puis les forêts de bouleaux, les plaines agricoles, la terre noire où s’entrelacent racines et corps, les anciennes fosses, l’Elbe s’étend, s’étale, jaune, vert, visqueux sur les terres inondées d’où émergent usines et pylônes électriques, formes anguleuses et clignotantes que l’on devine à peine, puis le train s’avance dans l’air comme dans une tempête de sable et de poussière par lui soulevés, et broie insensiblement sous sa roue, sans que le crissement soit audible, de petits gravillons, se contentant pour d’autres de les projeter le long des rails, parmi le ballast, s’avance, s’approche, longe et s’éloigne – à quelle heure a-t-il donc quitté le quai? – ce quai baigné de lumière, formes assises attendant le départ du train, réserves de bouteilles d’eau en prévision de grandes chaleurs qui ne viendront pas, c’est long tu sais le trajet qui mène au Caire, les escales, les noms, les lieux incompréhensibles et des cris toujours, le corps à l’étroit, il a froid, son grand corps blanc recroquevillé sous la couverture, il est penché sur un livre, il remue un chapelet et marmonne des prières, il ne dit rien, écrasé par les vagues de sables arrêtées, les dunes immenses entre lesquelles sillonne le petit train filant vers Lima, Andes sableuses menaçant à chaque instant de s’effondrer, silhouettes sombres de montagne, d’arbres, de villes surgissent et s’effacent, tandis que légèrement déséquilibrés, se cognant tantôt contre la vitre, tantôt contre la porte du compartiment, les passagers s’acheminent en un goutte à goutte régulier puis plus rare à mesure que la nuit avance, vers la voiture bar, l’odeur de nourriture chaude et la soupe qui tremble dans l’assiette, l’œil plissé et la vue des couverts grossis et déformés à travers le verre, deux jeunes femmes parlent avec animation puis se taisent et regardent à travers la vitre l’ombre qui défile, quelques éclats de voix puis essentiellement des chuchotements, les mouvements suspects dans le couloir silencieux, les conversations téléphoniques et le claquement de la porte des toilettes, parfois tôt le matin, la voix du contrôleur réveillant les passagers, des noms de villes inconnues et l’oreille tendue, le corps a froid et frissonne sous la couverture trop mince quand perce une aube blanche à travers le store, la parenthèse, le mouvement, la liberté, l’espace du train de feutré se fait carcéral, à chaque arrêt l’impatience grandit et l’idée saugrenue de refaire le trajet en sens inverse, à pied cette fois-ci et de laisser s’éloigner dans les villes silencieuses, au creux des montagnes, la silhouette lumineuse du train comme on quitterait un mirage, une vision hallucinée, illusion d’un confort précaire pour pénétrer à nouveau dans la nuit, brute et réelle et s’enfoncer conscient parmi des chemins sans lumière, l’œil encore ébloui et l’oreille agacée par le bruit rythmique des roues, vers d’autres néants bleus noirs et traversés d’argent, le corps marchant, avec au creux des mains brûlant la paume, un gobelet au sein duquel flotte dérisoire et content, un petit sachet de thé Lipton, les rails qui s’éloignent et la langue qui claque qu’attaque le tanin.
Lire ta phrase et ressentir le train en marche: ses secousses, son bruit, son rythme, ça avance et je suis embarquée, pas tant par le sens que par la syntaxe, la structure, la matérialité de ta phrase. Chapeau!
Merci de ton passage dans mon train. Il y manquait quelques meurtres… du cyanure dans le thé… ou alors, pourquoi pas, un panda, ce serait bien un panda, une autre fois peut-être.
Superbe, tu m’as embarquée dans ces paysages de sable et de plaine, ces noms de lieux inconnus, je me suis perdue et j’ai débarqué hagarde…
Beaucoup aimé l’entrée et la sortie autour du sachet de thé, ce sachet gluant qui surnage dans le verre…
Merci Marion T.
Merci, heureusement oui qu’il y a ce sachet de thé… sans quoi c’est une chanson pas dans l’coup / c’est un genre de rock mou… 33… 33… 33… 33…
Pas besoin du p’tit bout de la queue du chat pour nous ensorceler, ce voyage y suffit bien. Bravo.
Haha merci Bernard, nous partageons les frères Jacques.
Oui, Marion et je les avais presque oubliés ceux-là. J’arriverai bien, un jour, à tordre la consigne pour raconter leurs concerts de Tananarive à Boulogne Bilancourt. Merci de me les avoir remis en mémoire.
je rejoins le club des amateurs de ce texte vibrant de sensations, on sent tout de suite que ce train est d’ailleurs, je rejoins aussi les contempteurs des sachets Lipton ( mais qui sert bien le texte )
Merci Catherine, j’avais au démarrage tenté avec un délicieux thé vert iodé senchayamoto du salon de thé la Passagère, mais ça n’allait pas en terme de rythme…