Le compartiment me semblait bondé mais le grand blond dans le couloir avait raison : en faisant glisser la porte, je vois qu’il reste une place, au milieu de la banquette de gauche, cachée par un géant – du moins je le vois ainsi – ; sur le seuil, une main posée sur le montant, la tête avançant dans leur espace, je souris comme les bonnes sœurs et ma mère me l’ont appris et je reçois, en réponse au mien, un « bonjour », des grognements, et le regard noir d’un que j’ai interrompu dans une conférence ou un récit ou un je ne sais quoi mais qui lui importe et lui permettait de tenir les autres dans une admiration, un accord, sincère ou non ; le garçon le plus proche de la porte fait mime de se lever pour me laisser passer mais un bras jaillit, s’interpose, une voix exige de savoir qui ose… demande « tu viens d’où . ? » ; en poussant devant moi mon sac qu’une jambe bloque, je murmure que je viens du quai, un rire isolé, et la voix, après un qualificatif malgracieux, précise « de quelle école ? », ma réponse provoque, souligné par un ricanement du beau parleur, un discours sur l’honneur que leur fait un architecte – ce qui est très nettement exagéré – et une fille en plus, « ils en sont là ces dessinateurs, ces artistes, ces catastrophes, ces amateurs imbus d’eux-même ? » et je réalise que je suis tombée sur un compartiment de centraliens ; j’hésite à sortir, à les laisser à leur arrogance satisfaite, n’ai pas envie d’une disputatio juste d’une place, mais je ne peux pas, ce serait intelligent mais indigne, et je reste aussi droite que je le peux, le pieds contre un sac, l’autre dégringolant lentement de mon épaule, plantée là, les regardant en silence, et j’aperçois l’ébauche d’un sourire sur les lèvres du premier assis ; lui et les suivants glissent sur leurs fesses le long du siège, un minuscule espace se libère et la conversation reprend, avec juste, comme pour la forme, quelques piques adressées à ces gens qui ne connaissent rien aux matériaux, à leur mise en œuvre et surtout au monde actuel – le fait est que j’en suis à trois arcades dans un parc mais c’est un début rituel en admiss.. comme on dit – piques que j’ignore dignement, insérant mes fesses sur le bout de Skaï, glissant le gros sac en partie sous le siège en partie sous mes jambes, maintenant l’autre, le petit, avec mon manteau, sur mes genoux puisque les filets sont pleins et que je n’espère pas une aide de leur part, attendant sans trop oser y croire que le sommeil les prennent, me persuadant que j’ai de la chance, que mon voyage va être beaucoup plus confortable que les précédents, quand je n’avais pas encore le noble titre d’étudiante, même en admission, quand je n’étais que lycéenne, et que j’avais droit aux corps serrés dans le couloir, aux valises qu’on enjambe sauf quand un corps est assis dessus et que l’on doit attendre qu’il se lève, ou, comme à Noël de l’année dernière, les pieds posés sur les plaques mouvantes dans le soufflet, l’équilibre fatigant, les rires voulant dissimuler la fatigue et la petite peur – mais bon ça n’avait pas duré, c’était une façon d’avoir plus de tranquillité pour parler – cette fatigue que vais retrouver ici, dans quelques heures, au cœur de la nuit, celle qui serre le tempes et durcit le diaphragme, dans l’odeur de fumée froide qui se mêle à celle de la vapeur, cette odeur de charbon qui passe par l’entrebâillement de la porte, que nous respirons, culs posés, pieds froids serrés dans nos chaussures, corps trop vêtus contre l’hiver parisien baignant dans la touffeur nauséabonde de ce compartiment, cet inconfort mêlé d’excitation des voyages en train que je sens plus nettement maintenant que les voix se sont affaiblies, les paroles espacées, qu’un premier ronflement a sonné, provoquant des rires étouffés dans la pénombre depuis que le chef auto-proclamé a fait éteindre la lumière, cette presque obscurité que seule la veilleuse, et des brusques irruptions de lumière quand la main de mon vis à vis fait glisser un peu le rideau descendu devant la vitre près de laquelle il est assis, ce que, moi, je n’ose faire, continuant à ressentir, en m’en défendant, l’impression d’être en terrain hostile, paralysée par ma satanée timidité, repensant à leurs quolibets rituels, vexée de m’en savoir indigne moi qui suis si loin, malgré la force, encore intacte, de mon désir, d’être architecte un jour, et de toute façon soucieuse de ne pas gêner les bienheureux dormeurs, même si les heures qui sont devant nous me semblent impossibles, si l’envie de me lever, de sortir me tenaille faisant remuer légèrement mes pieds insérés entre les deux grandes godasses de ce garçon face à moi, ce long et maigre corps qui était taiseux et souriant dans le vague tout à l’heure, dont je ne distingue pas les traits mais dont je sais qu’il ne dort pas plus que moi, qui se redresse comme je le fais en sentant le train ralentir, qui se lève maintenant, ouvre la porte pendant que les autres s’ébrouent, sort, s’appuie à la barre de la fenêtre derrière laquelle je vois un quai, un écriteau, les lettres YON, se retourne, sourit, en annonçant qu’il va y avoir un long arrêt, fait un pas de côté pour me permettre de sortir, de m’accouder à côté de lui après avoir refermé la porte parce que, oui, ça proteste là dedans, comme il le dit, et nous regardons les quelques personnes qui circulent, cheminots, voyageurs, gens à casquette ; il prononce une phrase, une question, je réponds, le silence revient, suivi d’échanges soigneusement insignifiants, jusqu’à ce que le train redémarre, que la porte s’ouvre, qu’un petit barbu nous rejoigne en levant haut les jambes pour mimer la peine qu’il a eu à s’extirper du magma et que nous nous installions, debout face à la nuit, pour refaire le monde et nous inventer des vies, trois amis pour un temps, juste celui qui nous sépare de l’agitation générale, de l’approche de Marseille, de notre dispersion, de ma fin de voyage sans doute solitaire jusqu’à Toulon.
comme c’est vivant et bon de vous retrouver après l’éclipse (la mienne) comme j’aime ce :je souris comme les bonnes sœurs et ma mère me l’ont appris, typique de votre humour discret qui illumine tout ce texte et les souvenirs que ça éveille de longs voyages dans les couloirs de train assise sur mon sac à dos !
Parfaite restitution de ces atmosphères de compartiment où l’on se sent surnuméraire et qui pouvaient être l’occasion de rencontre une fois la première appréhension dépassée.
Catherine, Christian du temps où tous les voyages étaient de petites aventures… où ça prenait du temps et dans un confort très relatif