Le visage face à la vitre, face à l’obscurité au-delà qui renvoyait la lumière blafarde du plafonnier et, à contre-jour, le reflet mangé de buée à chaque expiration, le regard barré par la pliure de la fenêtre, là où vers le haut on pouvait ouvrir en bascule une partie de la vitre pour respirer un peu, l’air froid entrait alors glacer les fronts plissés, la racine des cheveux (certains portaient une casquette ou un bonnet pour éviter la sensation, d’autres remontaient le col mais ce n’était pas suffisant), les doigts, jaunis et blêmes, où tenait la cigarette, entre l’index et le majeur, entre le pouce et l’index pincés ou plus rarement et manière de faire l’original entre le majeur et l’annulaire, dans la cadence viscérale, le galop régulier de la machine, on parlait à peine pour demander du feu, on soufflait la fumée sur le reflet incandescent et les apparitions de pilonnes qui, un fragment de secondes, surgissaient sous la lumière des réverbères et s’évanouissaient aussitôt dans la nuit pour réapparaître à l’identique quelques secondes plus tard, aperçus dans le mouvement fuyant, d’un poteau à l’autre, tous identiques, les longueurs de quais de temps en temps, avalées, les panneaux de villes inconnues à la typographie lissée, routinière, qui dit bien le panneau de ville, qu’on tentait de saisir d’un coup d’œil mais, avalé aussi, oublié aussitôt (ce n’était qu’un nulle part entre le départ et l’arrivée), les yeux n’avaient pas le temps, entre deux, de s’habituer pour sonder l’obscurité, repérer à la volée dans le paysage, les phares des voitures, les lampadaires d’un bord de route de campagne, les yeux des chats phosphorescents, les lueurs entre les volets mi-clos, les néons d’une gendarmerie, quelquefois quand même la lumière intermittente d’un gyrophare parvenait à percer la monotonie du clignotement des pilonnes pour faire saillir le monde du dehors dans le couloir du wagon, dans le regard et l’imagination de ceux qui fumaient, là, debout, plantés dans leurs baskets, amortissant le déhanchement du train dans une sorte de balancement nonchalant, l’air de ne pas s’en soucier, d’épouser les cahots naturellement comme si le corps était né sur ressorts, pour voyager en train ou en bateau, le corps blasé de ces roulis, qui en prend son parti (qu’y a-t-il de mieux à faire ?) et dodelinant des jambes, des hanches, puis des épaules et de la tête, légèrement, dans une vague ascendante qui escalade l’édifice corps jusqu’à son sommet, sans heurt, excepté quand le train donne un coup sec, alors là les mains – dont une était peut-être dormante dans la poche – ont un sursaut réflexe et cherchent à s’agripper, parfois à la poignée de la vitre, parfois à la porte du compartiment ou appuyés sur les cloisons, le couloir assez petit pour se caler avec les pieds de chaque côté s’il le faut, ou sur l’épaule du voisin, avec qui on partage la pause cigarette, l’haleine goudronnée, le goût de la fumée dans l’air froid de la nuit, l’odeur de cette cigarette dans un couloir de wagon où des milliers de cigarettes ont laissé déjà leur empreinte incrustée dans le revêtement caoutchouteux du sol, dans le tissu lisse et marron des couchettes, que l’on emporte dans nos bagages où que l’on descende. Elle a une odeur et un goût bien particuliers, cette cigarette de 4 heures du matin, fumée debout le nez collé à la vitre dans le couloir d’un wagon, en silence, côte à côte, quand le sommeil est désertique parce que c’est le dernier trajet, parce qu’on rentre.
Je suis dans ce train, dans ce temps d’après et d’avant, ma main cherche un paquet de cigarette, non, je résiste. Bravo.
Merci d’être monté dans le wagon.