9, Georgstraße Marburg
Aucun souvenir bien sûr puisqu’une adresse antérieure à ma naissance, retrouvée dans le carnet à la couverture cartonnée, bleu marine à l’origine, mais là d’un bleu éteint, malmené par l’humidité des années, retrouvé dans une boîte au milieu d’innombrables photos des années cinquante. Un carnet allemand, 1955 imprimé en creux – les chiffres paraissent avoir été dorés – au milieu de la couverture, en haut. Un agenda en réalité, plus qu’un carnet d’adresses où étaient notées diverses choses sans importance (pour moi, cinquante ans plus tard) avec tout de même l’arrivée sur cette terre de M.-L., la grande sœur, en juillet. Aucun souvenir de cette Georgstraße sauf cette sensation – en la parcourant à vos côtés un jour de 2007 – d’une familiarité qui pouvait me laisser croire que je l’avais connue. A cause de la maison jaune, ce jaune qui a marqué mon enfance, côtoyant d’autres villas similaires, mais pas identiques, la sensation d’y avoir vécu quand j’y avais seulement été conçue. Vous me le suggérez. L’impression d’habiter vos corps, d’en ressentir les émotions, le passé enfoui d’où émergent des souvenirs par vous seuls partagés, des frémissements larguant leurs vibrations dans le cocon de notre avancée, nous trois si proches dans la promenade, muette, dans la Georgstraße à Marburg.
6, impasse de la Selle Le Cateau
L’adresse revient dans tous les carnets retrouvés, au hasard des années – 6, impasse de la Selle, Le Cateau – la ville des quinze jours en août, une année sur deux. Impasse de la Selle, une visite à rendre, pas un lieu de vacances. On savait que la Selle coulait derrière la maison, pourtant aucun souvenir de l’eau. Ce seraient des embrassades, du parler haut et l’accent du Nord, la voix d’une grande famille où se taisent les soucis, les ennuis, les fatigues, les souffrances. On vivait là depuis toujours, depuis le temps de la photo encadrée sur le buffet au plateau de marbre, le couple de mariés, elle et ses yeux noirs, lui le regard clair, la photo est en noir et blanc. L’atmosphère était toujours à la fête, il semblait que les familles nombreuses étaient les plus heureuses, les yeux plus bleus, les sourires plus larges. La maison, elle aussi participait de la lumière ambiante, le jour y entrait à flots ne laissant rien dans l’ombre. On arrivait ici avec la sensation de pouvoir être soi, sans cachotteries, parce qu’on y serait accueilli ainsi.
4, rue du Docteur Victor-Hutinel Paris
La première occurrence de cette adresse – 4, rue du Docteur Victor-Hutinel, à Paris – date de si longtemps, trente-cinq ans peut-être, que le carnet où elle était notée a disparu. C’est une adresse retenue dans le carnet d’adresses mental, là où se retrouvaient aussi tous les numéros de téléphone quand n’existaient pas encore les portables et les applications ad hoc. C’est le carnet-mémoire, des adresses mais aussi celui des dates d’anniversaires, de quelques plaques d’immatriculation. C’était un rendez-vous mensuel, la certitude d’un havre de paix, de partage, de discussions tardives, de repas concoctés pour le plaisir de la surprise. A la fin de la journée, la perspective de se rendre au 4, rue du Docteur Victor-Hutinel faisait bondir quelque chose dans la poitrine, posait un sourire sur les lèvres, éclairait le regard. C’était la parenthèse du mois, trois années durant, le souffle pour l’une comme pour l’autre, la joie de savoir que l’on se retrouverait quatre semaines plus tard.