Ce fut le dernier. Quelqu’un l’avait volé quelque part en Irlande, dans la salle commune d’une auberge de jeunesse. Cadeau du père, son beau cuir brun clair tenait dans la main, on l’avait sans doute pris pour un portefeuille, on l’avait ouvert, on n’avait peut-être même pas été français ou espagnol, rien n’avait résonné dans ces pages d’écritures au stylo plume, noms en capitales, adresses exotiques, numéros de téléphones colonne de droite chiffres deux par deux. On avait hésité à le remettre entre la table de ping-pong et le cendrier plein, on l’avait conservé sans bien comprendre pourquoi, inauguré ce jour-là une collection. Peut-être qu’on est mort désormais et que la famille hésite à jeter la boite remplie de répertoires étrangers.
Quelques adresses stables avaient voyagé dans les dix, quinze carnets avant celui-là, toujours recopiées en premier; celle de la rue de Jarente, de l’avenue de Picpus, de la carrer de Cadiz, de la rue Miailhes.
Celle de la rue Racine. Sortir du RER avant Sartrouville, se perdre, confondre à jamais les voies grises réservées aux voitures, interminable Molière croisant Corneille croisant Descartes croisant Beethoven croisant Debussy, à Mozart rebrousser chemin, paniquer, arriver en sueur, reconnaitre les volets, se jeter essoufflée dans le ventre du Liban et du beurre. L’odeur. De la baignade citronnée d’une volaille, de la fleur d’oranger, d’un labneh s’égouttant dans l’évier, d’une chorba aux lentilles, d’une terrine à la crème fraiche, du sumac et du thym, d’une tarte feuilletée à la rhubarbe. La chaleur. Du four, du soleil à travers la véranda, du bois des meubles, de la cave, du thé. Le silence et la barbe du père, sosie troublant d’Oussama, se fendent d’un sourire inespéré aux dents parfaites, il suffit maintenant de s’allonger dans les cils infinis du frère, se couvrir du grand rire de la soeur, se laisser bercer par la voix de la mère, autant de sucres et de pistaches dans la crème d’amande chaude.
Celle de la rue de Taulis. La clarté du ciel ici tient bon dans la mémoire, se colle aux mains laiteuses de la femme, à ses tuniques fleuries, aux visages accrochés autour d’elle, à la cité où elle décidera de s’éteindre. D’un coup sec elle ouvre la porte grincheuse de l’armoire en bois ciré où habitent toutes sortes de biscuits. Les rideaux brodés, les rideaux de plastique, les rideaux de perles volettent ou bruitent sur le lino collant, de la fenêtre elle aperçoit le garage où il a rangé sa voiture avant de mourir. Elle se gratte un sourcil, tourne la tête vers le canapé brun où il lira toujours le journal, dépose sa silhouette massive sur la paille d’une chaise, son rire en courant d’air secoue la petite croix d’or, ses bracelets rythment la conversation en heurtant la table, le café refroidit dans la porcelaine, elle achète la Carte Noire, elle est bonne la Carte Noire mais parfois, d’un paquet à l’autre elle n’a pas le même goût — le dire plusieurs fois. Elle se poste sur son balcon encombré de géraniums, agite sa main longtemps, jusqu’à disparition.
Celle de la rue de Logelbach. Arriver en avance, passer au bar-tabac, boire un café gênée par la majesté des beaux quartiers, s’y sentir mal fagotée, faire le tour du parc Monceau en regardant l’heure, les nourrices, les pigeons, les sculptures et l’herbe propre. Sonner aisselles humides, passer la lourde porte, sonner encore, le parquet craque, s’assoir dans l’odeur de cuir et de cire, entendre des bouts de voix en lisant un magazine sur la haute montagne, l’imaginer arpenter un sommet, quelqu’un sort, prendre sa place, retrouver ses yeux tendres, sa voix sèche, le tapis persan, le bureau massif aux tiroirs remplis de granules, les étagères aux milliers de chemises rouges identiques sans nom renfermant des milliers de corps malades, la voir trouver la bonne sans hésiter, ne pas oser lui demander comment elle a fait. À-t-elle chargé sa famille de brûler ses secrets après la mort?