Le carnet à la couverture noire avec un élastique distendu qui ne maintient plus vraiment les informations qu’il enserre. L’écriture penchée et ample ne laisse aucun doute sur son propriétaire. Ce n’est pas un carnet d’adresse par ordre alphabétique comme on trouvait autrefois, mais un carnet à tout faire, pour prendre des notes, à petits carreaux et assez épais, d’une dimension de 13×21 cm, de conception ancienne, et qui, ayant été manipulé avec intensité, a perdu de sa splendeur. Ce qui surprend ce sont tous ces noms barrés, principalement au début de ce carnet, rayés au stylo rouge ; ils réapparaissent quelquefois plus loin avec une nouvelle adresse, puis au fur et à mesure des pages tournées, des numéros de téléphone s’inscrivent à leur tour, dans un premier temps avec six chiffres, puis avec la numérotation actuelle sur les dernières pages. C’est un carnet retrouvé dans le premier tiroir du bureau à gauche positionné bien en évidence afin de pouvoir s’en saisir rapidement. Des noms se succèdent, connus et inconnus ou déjà oubliés… Mon patronyme revient à de nombreuses reprises mais avec des prénoms divers dont je ne sais plus toujours à qui ils font référence. Pour la plupart c’est la génération d’encore avant avant : ceux-là sont rayés depuis fort longtemps et ne réapparaissent plus dans la liste : leur adresse au cimetière n’est jamais mentionnée. Le département donné est un de ceux d’Auvergne, de ceux qui ont fourni à Paris marchands de charbon et garçons de café, issus de cette génération de paysans qui peinaient à nourrir leurs familles. Cordesse et le souvenir d’une visite ou deux auprès de ces grands oncle et tante à l’accent rocailleux : la maison est en granit avec cette alternance de pierres claires et foncées et le toit aux ardoises. On est assis autour de la table pour prendre le café ou une grenadine, la pièce est sombre, nous sommes pourtant en été mais je ne suis pas sûre qu’il y ait des fenêtres, ou alors sont-elles obstruées de rideaux qui retiennent la lumière. Et le tic-tac obsédant de l’horloge, la grande horloge insérée sur un des murs de cette salle et qui capte à la fois mon regard et mes oreilles. Ma haine des horloges ou des réveils viendrait-elle de cette maison-là…
Sur une page ancienne du carnet noir, encore une fois mon patronyme suivi de doux prénoms, pas de numéro de téléphone non plus, juste le nom de la minuscule commune lozérienne, sans nom de rue, à quoi bon… Là j’y suis allée plusieurs fois, enfant, et il y avait le chien qui aboyait puis nous tournait autour mais sans agressivité, la large cour au-devant de la bâtisse, moitié cour moitié terrain herbeux où l’on aurait pu jouer mais on n’était pas venu pour ça et puis de toute façon il faisait toujours froid quand on montait dans ce village, même l’été, alors on se réfugiait dans la grande cuisine où le fourneau faisait son office et où dans peu de temps une délicieuse tarte aux pommes allait jaillir. La table était adossée sur la partie la plus étroite au mur de la fenêtre pour absorber toute la lumière qui pénétrait avec parcimonie. La tante s’activait, ne s’asseyait jamais avec nous, toujours prête à nous servir, à nous choyer. L’après-midi on rejoindrait le cimetière à pied, histoire de saluer les absents, d’écouter les anecdotes, un peu toujours les mêmes, lorsque la famille et tous les habitants du village avaient dû fuir pendant la deuxième guerre, après l’embrasement des maisons – mais pas l’église — par les allemands par répression à une attaque de maquisards réfugiés dans la montagne toute proche. On essayait d’imaginer les gens poussant les troupeaux pendant des kilomètres avant de trouver refuge chez des proches pour plusieurs mois…Ce village, souvent dans le brouillard, n’a pas encore fini d’exhumer toute cette tristesse. Le nom du village reste tout mouillé entre les lèvres.
Il faut bien tourner les pages même si les ratures n’en finissent pas d’obscurcir le regard. C’est tout mort. Là c’est un hameau du village de l’été, des vacances de l’enfance. Une maison isolée, la seule du hameau, un nom rien que pour elle et qui rime d’une rime riche avec mon prénom. La visite annuelle que l’on faisait au mois d’août, par une belle journée car on y allait à pied et que l’on batifolait un peu avant d’y arriver, à cueillir des mûres, à se cacher derrière des arbres, à courir, à chanter à tue-tête… Et l’arrivée au moment où la cousine sortait ses chèvres dans le pré qui jouxte la maison et l’empressement que l’on avait à leur cueillir des feuilles des frênes qui bordaient le chemin et la joie des bêtes qui se pressaient autour de nous. Ensuite entrer dans la cuisine assez vaste avec le moulin à café accroché sur le mur et voir la cousine, presque aveugle, toucher de ses mains ridées l’habitacle pour faire glisser les grains sans en tomber, moudre avec volonté puis faire chauffer l’eau sur le fourneau et faire un café pour les femmes et donner du gros rouge pour les hommes, une grenadine pour les enfants, tout cela avec un sourire et des plaisanteries qui fusaient. La boite de gâteaux s’ouvrait et les petits beurres se mangeaient pendant qu’une ou deux poules tentaient de picorer les miettes tombées au sol. Le toit de la maison s’est enflammé un soir d’orage et il n’y a plus eu d’après.