autobiographie #02 | Sous les radars

Allo ? Madame E. ? C’est monsieur G., tout va bien, pas d’inquiétude … Comment ça, qu’est-ce qui s’est passé réponds une voix hystérique. Non, non, tout va bien, il est vivant, un vrai chat votre fils. Alain, bouche bée, écoute médusé son patron. Retour en arrière. Une journée comme une autre pour ce jeune apprenti. Depuis une heure sur un toit de banlieue parisienne, Alain – de petite taille, râblé, au profil étrusque – et son patron, installent une antenne hertzienne. Cerclage de la cheminée pour fixer la platine dans un équilibre précaire ; les outils qui passent de main en main. Lors d’une rotation pour atteindre la clé de dix, le corps qui décroche et glisse lentement le long des tuiles. Les mains frénétiques  et impuissantes. Réaction réflexe : se retourner et  faire face au vide.

Envol.

Hormis le banal « c’est con »  de circonstance, l’unique pensée est pour la mère et la hantise de la décevoir définitivement. Le vol est assez court et s’achève mains et genoux plantés, enfoncés, dans la pelouse six mètres plus bas. Longue immobilité, le patron à côté, le souffle court, livide. Lent check-up. Rien. Incrédules, Alain le sourire aux lèvres, le patron qui tâte un revenant. Première des neuf vies du « chat ».


Une cuisine au plan répété à l’infini dans ce grand ensemble. Une table ronde en bois usée à l’endroit où madame F. posent ses coudes, son cendrier, sa tasse de café. Assise, toujours,  face à la fenêtre qui donne sur la place. La place avec les trois gros pigeons en béton chevauchés par les enfants les mercredi après-midi. Cigarette après cigarette, café après café, des années durant. Parfois, la compagnie d’une voisine pour tuer le temps immobile. Les rêves ont disparu, enfouis dans ce temps morne qui égalise tout, jusqu’au rire. Le soir, la fille et le mari qui rentrent. Déplier ce long corps sec et anguleux, prématurément vieilli et préparer le repas. Échanger quelques banalités, entre deux informations qui parviennent d’un monde lointain, indifférent. Rien qui ne prête à étonnement. Une fois tout terminé, les bonsoirs distribués, reprendre sa place à la table. Et attendre les premiers ronflements avant de se glisser discrètement dans le lit.


V., neuf ans, dépose soigneusement une chemise blanche finement rayée, un short de sport noir, une cravate bleue marine et une casquette noire sur son lit. Après un regard approbateur, il enfile sa tenue, attrape un ukulélé rouge et procède à une dernière vérification devant le miroir de la salle de bain, regard en biais et un étrange rictus sur la lèvre supérieure. Suit un court moment de concentration. Puis, pression sur ON, et la musique jaillit du haut-parleur. La set-list s’ouvre sur rock’n’roll damnation et V. entame une étrange danse consistant à sauter sur le pied gauche tout en balançant d’avant en arrière le pied droit. Cette marche du canard, popularisée par Chuck Berry, durera une heure, sans interruption. La gestuelle, longuement scrutée sur les vidéos, est reproduite avec fidélité. Le spectacle se termine sur des coups de canon. V., en sueur, dépose le ukulélé sur son lit, regarde son père et lui confie : c’était un bon concert.


A. regarde fixement les caractères typographiques sur son écran. Arial 12 points standard –  noir sur blanc. Blanc comme tout ce qui l’entoure. Le message évoque un quotidien étranger au sien. Une autre vie. Une vie avant cette immensité blanche et ce petit groupe de femmes et d’hommes, reclus, tenus ensemble par un sentiment de précarité. C’est le petit dernier qui parle le plus, raconte ses journées scolaires, ses obsessions du moment, tel groupe de musique, telle bande dessinée, qu’elle lui manque terriblement aussi. Les deux aînés écrivent de leur côté que tout va bien. Le mari est étrangement muet. Ce mari laissé il y a huit mois dans une salle d’aéroport, gobelet-carton en main. Une séparation de douze mois. Durée minimum de la mission. Séparation ardemment désirée, un moyen détourné de rompre avec l’ennui, la banalité des jours et le ras-le-bol généralisé. Est-ce que cela lui manque ? Honnêtement, non. Et puis il y a H., du labo D, désormais. Mais ce n’est pas vraiment la question. Ce n’est même pas une question de désir ou de bonheur. Elle se sent mieux seule. Elle regarde la photographie de son fils sur l’écran, il a changé, ses traits s’affermissent et, douloureusement, elle se répète qu’elle se sent mieux seule.

A propos de Xavier Castanéa

"L'écriture amène à faire le tour des choses" (Jacques Serena)