Qu’il est étrange de se pencher sur son passé et constater, avec étonnement, qu’il est peuplé d’une multitude de personnages, flous ou précis, et ayant marqués de façon indélébile notre conscience. Ces traces laissées en nous ont-elles fait s’agrandir notre âme, agissent elles sur notre personnalité, notre caractère, nos actes ? Est-ce que le « je » qui nous caractérise ne serait pas la somme de tous ces instants vécues avec l’autre, fugaces ou pas, aimés ou pas ? Que savons nous du lien secret que notre mémoire entretient avec chacun d’eux et du pourquoi elle les garde en elle comme un trésor de guerre…
« Ange est mort ! Ce matin les ouvriers de l’usine l’ont trouvé écrasé au sol. La police dit qu’il a escaladé le mur depuis le terrain vague et s’est introduit par les toits d’où il a chuté. Sur son dos un sac noir contenait l’argent des salaires. » Les yeux ailleurs, sur ce toit d’usine sans doute, silencieuse, elle comprend. Elle ne verra plus Ange à la sortie du collège où il venait régulièrement l’attendre pour lui donner des lettres. Toutes de deux pages, d’une minuscule écriture bleue, sur un papier sans carreaux. Des lignes bien droites, de mots d’amour, de promesses d’avenir, de loin d’ici, etc. etc. etc… Eux, n’en sauront jamais rien.
Dans ce quartier populaire de la ville, l’épicerie est un peu l’épicentre de la vie communautaire. Qui dans sa journée n’est pas passé chez François ? Long et mince trentenaire, célibataire et fils unique, François vit chez ses parents dans un petit appartement au-dessus de son commerce. Et c’est bien pratique, car François voue sa vie à l’épicerie. Ouvert dès six heures, il ne baisse le rideau pas avant vingt et une heures. A toutes heures l’on peut compter sur lui, le sel ne manquera pas sur la table, ni le lait au petit déjeuner ! François c’est la joie, la serviabilité et la discrétion personnifiées. Tu n’as pas le sou ? Pas de soucis, je le mets sur le compte tu passeras en fin de mois me régler ! Et pour les minots du quartier, souvent dans la rue, c’est le grand-frère complice. Pour un ciné ou des friandises ils vont en bande chaparder des bouteilles au port autonome, celles avec les six étoiles sur le goulot et destinées aux caves Margnat. Ils les apportent à François pour empocher les sous de la consigne. Lui ne pose pas de question, fait mine de ne pas avoir compris la combine, il donne quelques pièces et range les bouteilles dans un casier en bois dans l’arrière-boutique. Parfois il fait de l’humour « ton père boit beaucoup en ce moment ! » et devant la mine affolée du gosse il éclate de rire. François c’est … énorme de générosité !
Madame Jeanne se déplace toujours le dos un peu courbé, comme en état permanent de prière ; une déformation professionnelle dit-on. Il est vrai, pour cette vieille-fille, que son métier qu’elle pratique avec zèle, est un vrai sacerdoce, une vocation. Madame Jeanne est maîtresse d’école et se penche avec dévouement sur ces jeunes têtes qu’elle guide sur le chemin de l’émancipation. Quand elle se déplie, elle est grande et fine, elle a un joli visage aux yeux espiègles, sa voix est douce et calme. Elle porte toujours une jupe sombre qui cache ses genoux et lui coupe la taille sur un corsage blanc d’où scintille une croix. Elle porte de brillant mocassins vernis noirs. Ses cheveux déjà gris, coiffés en chignon, lui donnent un aspect sévère, mais en vrai, elle est tendre comme le Petit Lu du goûter. Elle a mille ruses pour que l’apprentissage soit un jeu, et une attention délicate pour chaque gosse. Des rencontres comme celle de Madame Jeanne, pour un jeune enfant entrant dans la vie sociale, sont, sans aucun doute, déterminantes à créer un terreau riche et fructueux.
En cette fin d’été le soleil brûlait de son feu ardent, alors que ma passion, fruit d’un long cheminement de photographe, attendait l’orage. Chaque jour, je scrutais le ciel automnal et partageais mes longues attentes avec « Rose », un livre racontant la vie d’une femme aux amours libertins. Sa sincérité et nos affinités ont créé entre nous une complicité sans faille, ce livre me partout ; Rose devenait peu à peu une amie réelle. Je lui accordais facilement mon pardon dans ses dérives érotiques, nous n’avions pas la même vision du sentiment amoureux c’est tout. Elle pouvait aussi compter sur mon soutien et ma tendresse lorsqu’ elle me racontait, anéantie, des expériences douloureuses. Un jour, lors d’un voyage en train, j’étais assise face à une jeune femme qui ressemblait à Rose, du moins à l’image que j’en avais imaginée. Nous avons conversé facilement comme si nous nous connaissions depuis toujours, nous partagions le plaisir de la photographie et des jours de pluie. En nous quittant, spontanément, je lui ai offert mon livre fétiche, lui assurant une lecture légère.
Bonjour Hélène. De la tendresse transpirent de ces doux portraits. De la légereté avec un pincement de nostalgie pour moi. Nous sommes manifestement au meme stade du cycle. Je vais entamer le 3.
Belle journée
Jennifer