Il y a, ce matin, quelque chose d’effondré, dans la posture de Vivianne. Elle, toujours maquillée à la perfection, les cheveux relevés dans un chignon duquel elle laisse habillement sortir quelques mèches, le tailleur de couleur foncé, fortement conseillé par la direction et le sourire de rigueur. Là devant son stand, sa collègue l’observe discrètement s’installant derrière le sien. Elle arrive habituellement légèrement en avance, souvent prend le temps de nous raconter le dernier film vu ou le livre qu’elle a fini dans le bus qu’elle prend, pas loin de son immeuble en banlieue, pour la déposer à un quart d’heure de marche du magasin. Elle aime, dit-elle, ce moment de marche, comme une flânerie, sans avoir l’air de se rendre à son travail. Mais aujourd’hui, sa collègue a eu le temps d’installer son stand, avant que Viviane arrive, les yeux rougis, sans maquillage, le sourire minimal sans aucune anecdote à confier.
Tous les matins de la semaine en dehors du week-end, il arrive à sept heures et demi, ouvre la porte de sa main droite libre, la gauche tient une vachette en cuir brun qui a du beaucoup servir avec sous le bras un journal plié. Il est en costume sombre, impeccablement coupé, des chaussures noires et un chapeau, noir aussi. Ses lèvres sont ourlées d’une fine moustache redessinée régulièrement. Derrière ses lunettes cerclées d’or ses yeux bleus délavés regardent la serveuse avec bienveillance. Il n’est jamais accompagné. Il ôte son chapeau, vient toujours au comptoir pour demander son café, serré, avec une goutte de lait. Et la goutte n’est pas une figure de style. Quand sa tasse est servie, il la prend et va s’asseoir si possible à la même table, celle qui permet de voir ce qui se passe dans la rue. On sent bien qu’il est contrarié quand cette place n’est pas libre. Il sort un carnet et un stylo et note, à mesure de l’activité extérieure, des petites phrases. Une heure passe et il se lève souhaite une belle journée en direction du bar et s’en va de sa démarche militaire.
Dans le bus de six heures, quand on le prend en début de ligne, on a le choix de la place. Depuis peu j’ai entendu son prénom, un soir qu’elle était en compagnie d’une collègue apparemment. Solange essaie d’avoir une place isolée, sans vis-à-vis. Elle a les traits tirés, je ne crois pas l’avoir croisée autrement que l’air fatiguée. Dans son cabas, il y a des aiguilles qui dépassent sans pour autant tricoter dans ce temps de trajet. Mais comme elle descend à l’arrêt de la gare, peut être que son retour se poursuit dans le train. Ses cheveux s’arrêtent aux épaules, sont teintés auburn et révèlent parfois des racines grises. Ses mains sont épaisses, caleuses. Quel métier peut-elle faire ? Dès que le temps est humide elle porte un imperméable lustré par endroit. Ses chaussures ont des talons éculés. Souvent elle pose sa tête sur la fenêtre et ferme les yeux. Quand elle reste debout parce qu’arrivée trop tard, en courant, elle s’accroche à une poignée comme à une bouée et son corps ondule au rythme du bus. Nos regards ne se sont jamais croisés, je ne sais même pas la couleur de ses yeux.
Il est jeune, toujours en tension, avec une tignasse rousse souvent attachée par un élastique noir. Il est en salopette blanche, enfin au départ elle était blanche parce que, telle que je la vois, elle est constellée de tâches de peinture de couleurs variées. Il en a même dans les cheveux ainsi que sur le visage comme des confettis qui s’accrochent à vous après une fête. On sent chez lui une envie de mordre dans la vie et quand il entre en fin de journée dans le bar de la place, c’est comme un grand vent frais qui fait irruption. Il commande régulièrement un demi, le boit au comptoir, consulte son smartphone, clac son verre vide en le reposant, sort sa monnaie et s’en va dans un sourire. Dehors il se dirige vers la droite et je le vois s’éloigner presque sautillant dans le crépuscule qui commence à s’installer.
C’est en fin d’après-midi qu’elle s’adosse à une grille de fenêtre d’un rez de chaussée d’immeuble, ses cheveux gris relevés dans un chignon. Elle a déposé à ses pieds, un peu devant elle, une petite boite en fer sur un tissu plié en quatre. Il n’y a pas de pancarte et elle ne dit pas bonjour à tous les passants. Elle attend, c’est tout, son regard souvent vers le bas. Une pièce tombe dans la boite, là elle relève sa tête, sourit doucement et remercie d’une voix fluette. Elle porte un foulard autour de son cou, une veste large couvre son corps presque maigre. Elle intrigue dans sa discrétion, le soin de sa personne, sa dignité qu’elle n’a pas perdue. Parfois elle n’est pas là pendant plusieurs jours et on ne peut se défaire d’une inquiétude.
C’est toujours un plaisir de lire des portraits, merci.