Route large et déserte de terre battue. La foule qui s’avance au loin dans un grand mouvement balancé. Des chants religieux. Le début du cortège se rapproche. Arrêtons la voiture. La procession se scinde en deux aux abords du véhicule. Les nonnes ouvrent la marche comme en lévitation. Yeux révulsés. L’air béat. Quelques prêtres aussi emportés dans la transe collective. Les chants sont plus forts maintenant. Dans la voiture cernée par la foule des fidèles l’obscurité presque. Percevons seulement des bouts de corps écrasés contre le métal. La matière mouvante du cortège avale la masse de la voiture échouée au centre du flux. En l’enserrant au plus près de sa forme. Comme le ferait un banc de poissons ou une nuée d’insectes. Tout à la fin de la procession une dizaine de personnes en vêtements obscurs. Dans une attitude sobre et triste. C’est la famille du défunt qui ferme la marche. Après c’est fini. Les corps dansants qui s’en vont. Les chants plus distants. La lumière revenue dans l’habitacle. Pouvons redémarrer la voiture après sa digestion au cœur du long serpent funèbre.
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Oui, j’ai un truc à partager avec vous, elle a dit. Oui, j’ai besoin de vous faire part de ça aujourd’hui. Oui, tout à l’heure en sortant du dispensaire, elle a dit. Oui, je marchais le long du trottoir pour venir vous rejoindre. Oui, et presque aussitôt j’ai croisé un chien sur le trottoir, elle a dit. Oui, il trottinait, il est passé tout près de moi et il avait quelque chose dans la gueule. Oui, il marchait le long du trottoir avec ce truc dans sa gueule et c’était un fœtus, elle a dit. Oui, dans sa gueule un fœtus mort. Oui, juste quand je sortais du dispensaire, il y a à moins d’une heure, elle a dit. Oui, voilà ce que je voulais partager avec vous ce matin. Oui, c’est bien ça, elle a dit. Oui, il a dû le trouver dans une poubelle. Oui c’est ça, un fœtus mort dans une poubelle, elle a dit. Oui, c’est ce que je voulais vous raconter aujourd’hui. Oui, c’est ça, exactement, elle a dit. Oui, merci à tous.
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Les deux autres chaises sont en bon état. Il les laisse aux visiteurs. L’homme qui accueille a choisi de garder pour lui celle qui n’a plus que trois pieds. Il s’assied dessus et trouve rapidement son point d’équilibre. Ses chaussures bien posées au sol. L’angle de la chaise où fait défaut le pied en suspension dans le vide. Aucun signe d’effort apparent chez l’homme pour maintenir sa position. Il parle naturellement comme installé dans un confort ordinaire. Deux heures plus tard, il n’a pas perdu son aplomb. Adapté à cette absence. Sûrement plus facile que de mettre la main sur une chaise nouvelle.
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