Deci delà, des eaux ; non pas de leurs turbulences mais de leur confluence ; ce point de latitude et longitude traçables ; ce point du parcours de deux eaux où, d’où qu’elles soient, se pénètre leur charroi de nord, de sud, d’est, d’ouest ; charroi de sols, charroi d’histoire et de chaos ; fatal, inéluctable ce point où la vie d’amont de l’une se mêle irrémédiablement à la vie d’amont de l’autre – et réciproquement ; fatal, inéluctable ce point vers lequel, depuis le temps des temps, les sols qu’elles traversent, les sols qu’elles travaillent se sont creusés de sorte que conflue en ce point-là, cartographié, tangible, irréfutable leur flux vagabondant ; vagabondant caracolant, vagabondant lourdement ; en ce point de total abandon, là où elles se jettent dans la mer, déjà ne restera plus que le nom de l’une ; fatal, inéluctable ce point en dépit de gravières, détours, boucles, de méandres reculant l’instant de s’y perdre en ce point-là ; de s’y perdre ou de s’y renouveler ? ; ce point où le flux d’amont de l’une conflue avec le flux d’amont de l’autre ; ce point à la fois ancré, d’intense brassage et mouvement ; fixe et mouvant ; inscrit et cependant perpétuel renouveau ; masse liquide lourde au regard, à la pensée aussi ; masse informe et cependant de courants et de contre-courants, la confluence n’exclue pas certaine turbulence ; le regard et la pensée s’y noient ; hypnotisé le regard ; renversée la pensée, interpelée par ce qui se joue là, cet avant jamais plus comme après et en proie au vertige du flux et de sa masse informe ; fixité du point, mouvement des eaux ; mutation en cours ; confluences, ineffaçables jalons d’une géographie intime ; ainsi va de la confluence de la Seine et sa Marne à Charenton-le-Pont, du Guil et sa Durance sous Mont-Dauphin, de la Saône et son Rhône au bout de la Presqu’île, du Tarn et sa Garonne à deux pas de Moissac.
Deci delà, des eaux ; des eaux du Tarn quand elles passent à Moissac ; du Tarn enjambé par ce pont dit pont du Cacor ; de brique toulousaine et pierre blanche du Quercy ; en vérité, Pont du Cacor enjambant son Tarn de bien étrange manière pour qui n’est pas d’ici, pour qui n’a de souvenirs de ponts que ceux faisant passer d’une rive à l’autre des troupeaux de bétail, d’ovins, de caprins, des passants, des autos, des deux roues ; étrange ballet d’eau dessus, eau dessous ; lui, pont du Cacor, lui, jouant à l’acrobate jusqu’au bout des mots qu’il faut trouver pour le dire ; lui, pont du Cacor enjambant son eau dessous de son eau dessus ; eau dessus s’écoulant sagement d’une extrémité à l’autre de son tablier de pont ; Pont du Cacor à double titre pont car enjambant élégamment et canalisant habilement de sa brique toulousaine, de sa pierre quercinoise, le flux de l’eau du Tarn ; car, voyez-vous, Pont du Cacor est pont–canal, canal invisible si l’on reste tout au pied de ses marches ; seule l’ascension de leur longue volée révèle cette autre fonction du pont ; pour l’avoir montée cette volée de marches, l’émerveillement est de taille ; Pont du Cacor comme jamais vu du côté de Charenton, du Queyras, et même du fin bout de la terre, du côté de Quimper ; sur le pont du Cacor, l’on marche bien sûr mais l’on navigue aussi ; et puis l’on se penche et l’on rêve ; pour ce plaisir longtemps savouré sur un pont tout près d’une fontaine, plaisir à se pencher au dessus de la Seine, forcément l’on cherche à retrouver l’effet procuré jadis par les rêveries au dessus de ses piles ; envoûtement de l’eau; l’observer s’enrouler tout autour d’une pile ; envoûtement ; tomber en rêverie au point de se fondre en cette pile, d’observer l’eau s’enrouler tout autour de son pied ; mais Pont du Cacor n’en finit pas de surprendre ; car, se penchant et s’apprêtant à laisser le regard se défaire dans les eaux qu’il enjambe, l’eau n’y est pas, l’eau n’y est plus ; car Pont du Cacor, l’été, Pont du Cacor a perdu bonne partie de ses eaux du dessous ; il enjambe à présent jusqu’à moitié de son lit des roseaux prospérant et dansant dans le vent ; l’eau manque au dessous tandis qu’elle continue de couler au dessus, là où l’on ne l’y attend pas ; ainsi, de son étrangeté, Pont du Cacor apaise doucement le souvenir nostalgique du pont au dessus de la Seine, tout près d’une fontaine ;
Pont Marie ; il en est du pont Marie comme il en est du bol de Quimper ; suffit réciproquement du bol pour que Marie surgisse ; suffit réciproquement du pont de ce nom-là, de son nom, pour ressusciter cette voix éraillée, son rire, ses confidences à l’oreille, sur un strapontin dans une rame de métro ou sous les toits d’une rue de Paris ; pont Marie joie et sanctuaire ; pont Marie cependant banalement nommé du patronyme de son architecte, sans âme, froid comme l’eau de la Seine ; un pont Marie national versus un pont Marie intime et lumineux ; pont de ma Marie sublimé par la puissance de fictions dont les enfances se nourrissent ; fiction grandissant le pont, l’embellissant – l’embellissant non pas du patronyme de son architecte mais du prénom de celle qu’on nommait Marie ; Marie plutôt que Maryvonne ; Marie, plus forte que l’adversité, Marie balayant l’infortune d’un revers, Marie se moquant bien du regard de ceux nommant sans distinction Marie celles qui les servaient ; Pont Marie évoquant bien davantage le prénom de Maryvonne, ses mains, ses tickets d’autobus glissés dessous sa bague, ses cachous Lajaunie, ses os de seiche ramassés sur la plage, son café tiédi dans le bol de Quimper, l’anse et le bec verseur du broc de galets de charbon sur le côté du fourneau ; l’évoquant bien davantage que le patronyme de celui qui pourtant conçut le pont ;