autobiographies #06 | train couchette

le corps assis sur le banc à lamelles de bois blond qui collent à la peau des cuisses, s’y impriment, le bruit de ventouse qui lâche à soulever une jambe de temps en temps, puis l’autre, habillé d’une robe trop courte pour les protéger,  la pelle rouge rangée tout au fond du porte-bagage à treillis métallique bien parallèlement à la banquette derrière la valise, les chaussettes blanches dans les souliers à bride au bout des jambes qui se balancent dans le vide, les hauts bâtiments des abords de gare dont la laideur étonne, comme découvrir l’envers, ce qu’on garde caché, regarder le paysage pour faire passer le temps, mais il n’y a rien à voir, des champs, des plaines, des champs, de temps en temps un jardin, l’ennui du plat pays, l’impatience dans les jambes, cette envie d’arriver à la mer,  réfréner quelque chose au-dedans qui ne se laisse pas faire, le corps allongé tout en haut avec en symétrie un autre corps inconnu et ne pas le fixer trop longtemps, unique mouvement autorisé c’est du pouce et de l’index, actionner la liseuse, l’avoir juste à soi, allumer et éteindre quand on veut, la petite boule métallique à son extrémité pour prise efficace et jouer du claquement comme d’un instrument de musique, dans le silence du compartiment quand tout autour de lui c’est vacarme de roues sur les rails, ajouter sa note à  cet étrange orchestre clic clac clic clac dans l’espace minuscule où  seul le corps d’enfant peut tenir assis, un espace réduit pour la nuit tout à lui au milieu des autres, les skis glissés sous les couchettes du bas, l’arrêt à Bâle/Basel qui réveille avec l’aiguillage et le corps projeté à gauche à droite avant de retrouver immobilité relative, le crissement du frein, le chant du train qui se modifie dans l’arrêt progressif et les déplacements désordonnés des voyageurs qui ne se laissent qu’imaginer parce que les stores côté couloir aussi ont été descendus, encombrés de leurs bagages dans le couloir, les portes qui coulissent en grinçant, les lumières anarchiques qui percent les paupières fermées, la voix au haut-parleur qui annonce la ville d’arrivée et amène des effluves de froid du dehors dans le compartiment surchauffé, pour le corps allongé il faudra d’abord sortir les draps blancs de leur emballage de plastique, les déplier, le dos cassé en deux et la tête qui cogne forcément à plusieurs reprises, faire glisser le corps habillé contre le rêche du coton blanc amidonné, le livre secours pour le corps enfin couché dans le lit mal fait, c’est L’allemand en 90 leçons et les pages se tournent comme progressent les roues dans une régularité rassurante et un chant dont la monotonie calme le corps et l’amène au bord du sommeil, imaginer longtemps ce que ça fait au corps du nourrisson le bercement dans le landau, der, die, das, rythme obsessionnel, après la théorie, die Ubung avec la majuscule pour les substantifs obligatoirement, il faudra y penser comme ajouter un « s » au verbe quand c’est « tu » en français, comment penser à y penser, découvrir le Umlaut qu’on n’avait jamais rencontré avant, surprise de cette rencontre qui ne bouscule rien, le train avance, la nuit enveloppe, der, die, das, les pages se tournent une fois die Ubung réussi, der, die, das, tout est sous contrôle, dans l’ordre des choses, der, die, das, la grammaire pour assurer cohérence au monde, pour aborder un pays étranger, le corps qui porte l’enfant endormi qui n’a pu attendre minuit, est-ce une heure pour un départ, la couchette du bas obligatoirement et ce sera tête bêche par souci d’économie, pour l’enfant c’est gratuit, l’estomac occupe tout l’intérieur et le roulis du train sur le corps couché c’est comme une poche qui secréterait acidité, le corps incliné à gauche et le liquide ronge la paroi gauche, le corps à droite, il désagrège à droite, tenir pour ne pas réveiller l’enfant, la vessie pleine, tenir encore, puis se précipiter aux toilettes, se battre avec le loquet de la porte puis l’abattant douteux dans l’obsession d’arriver à temps et asperger la cuvette de ce liquide qui arrache toute la trachée sur son passage,  la couchette tout en haut à gauche de la porte, le corps épuisé qui réclame le sommeil quand autour les presque bacheliers ne veulent pas que les profs dorment, les paupières serrées puisque le mal est fait, saouls ils le sont, de l’alcool qu’ils avaient caché dans des bouteilles d’autre chose, son manque d’expérience et la crédulité de sa collègue qui a toute l’indulgence d’une mère universelle, elle est prof de dessin, les doigts de lui sur ses paupières serrées pour tenter de les ouvrir de force, vous dormez, Madame, elle voudrait bien oui, épuisée elle sera avant même d’avoir commencé, ils sont heureux les deux, plus âgés que les autres, les meneurs, dormir avec les profs dont la toute jeune, ils trouvaient que ça en jetait, et pour boire ils n’avaient eu qu’à sortir pour se rendre dans le compartiment d’à côté, aujourd’hui les trains couchettes ont disparu, ils parlent d’en remettre en service, l’année suivante la prof de dessin pour le voyage à Rome avait refusé de refaire la même erreur, alors le corps assis parler et rire, manger ce qu’on se faisait passer et rire puis rire et parler moins,  le paysage du dehors ne distrait pas, il a été avalé par la nuit, une mauvaise pellicule qui défile avec des flashs lumineux anarchiques qui ne donnent pas sens, et quand les corps autour calmés, endormis au sol ou sur les banquettes en simili bleu les uns sur les autres, il y a ton corps assis toute une nuit et la tête tombe en avant et entraîne le haut du corps dans un mouvement brusque qui provoque le réveil, le temps de remettre la nuque en place et ça recommence, ne plus penser qu’à cela qui est inaccessible : allonger le corps et dormir.  

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces : https://annedejardin.com. Né ici à partir du cycle«Photographies». Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Voir aussi sur Youtube.

2 commentaires à propos de “autobiographies #06 | train couchette”

  1. Ton texte est magnifique de justesse, Anne – La minutie des détails « Le bruit de ventouses qui lâche », je m’en rappelle trop bien ! Tous ces corps assis, allongés pour continuer l’histoire, ce voyage et ses personnages. C’est un délice au petit matin, merci.

  2. nuits de corps en partance avec Umlaut, c’est un texte qui ramène et ramène en corps ( juste si juste dépliement du drap sac à viande) … qu’on voudrait à l’instant remonter dans le train de minuit.