- J’ai ouvert les dossiers dont j’ai hérité et j’ai étalé tous les calques des cartes sur lesquelles tu te brûlais les yeux à force de traits minutieux. Je voulais retrouver celle qui nous avait menés en Italie, ta carte du Quattrocento à cause de laquelle nous nous étions perdus dans la banlieue de Turin. Ironiquement le voyage a commencé par un contretemps. Le chat avait disparu. Les chats devinent les départs et ils se vengent. Comme s’il fallait signifier le sentiment d’abandon en partant le premier. Puis ils reviennent constater avec désinvolture le trou béant qu’ils ont laissé. Je connais cela. La soirée s’est étirée dans un silence tendu à peine ponctué de mots feutrés. Puis la nuit. La porte-fenêtre entrouverte grinçait sur ses gonds. De rares voitures faisaient glisser un faisceau lumineux à travers les rideaux, réveillant les ombres. Tu dormais à poings fermés comme si toi aussi tu t’étais évadé dans une contrée lointaine, me laissant tendue, aux aguets, aux prises avec des visions de fourrure sanguinolente dans un fossé. Je me souviens être sortie dans le quartier, prononçant son nom devant chaque buisson, chaque tronc d’arbre, chaque trou d’ombre, revenant sur mes pas, levant les yeux sur chaque branche, me hâtant en apercevant une silhouette qui aurait pu juger mon comportement incongru. J’imaginais la route que nous aurions dû prendre depuis des heures, son tracé précisément dessiné sur ta carte, avec les noms italiens qui étaient associés pour toi à tous ces personnages que tu faisais revivre: les Sforza, la dame de Forli, Federico de Montefeltre duc d’Urbino. Je suis rentrée. J’ai dû m’endormir sur le canapé. Au matin, le chat dormait à tes côtés
Nous n’avons pas trouvé Moncalieri. Nous l’avons cru avalé par la banlieue ouvrière de Turin. Pourtant je suis allée à Moncalieri il y a quelques années, sous un doux soleil d’avril. Moncalieri est traversé par le Pô mais je n’ai rien trouvé qui aurait pu expliquer pourquoi nous devions aller à Moncalieri, en tout cas rien sur le Quattrocento. Et tu n’es plus là. Nous nous sommes approchés de Turin par la route qui vient de Susa. La montagne était derrière nous, nous avions roulé des heures, insouciants. Nous sommes entrés dans la nuit, dans un quadrillage d’avenues et de rues à angle droit, a destra, a sinistra, nous n’avons rien vu des avenues de Lingotto, peut-être nous sommes nous perdus dans Mirafiori ou dans Nichelino ou bien nous sommes nous retrouvés au nord vers Pozzo Strada ou Parella. Nous n’avons rien vu de Torino. Ni Torino ni Moncalieri, ni le Torino d’aujourd’hui ni le Moncalieri du Quattrocento. Peut-être étions-nous entrés par erreur dans un temps hors du temps où les noms s’étaient perdus. Mais à ce moment-là en suivant les faisceaux des phares de la voiture, un sentiment d’irréalité nous a envahis, comme si nous nagions entre deux eaux; deux scaphandriers, le regard protégé par leurs visières transparentes. Le Quattrocento avait sombré sous les algues du temps, nous ne faisions que passer, côte à côte dans le silence de la nuit.
C’était comme une longue chevauchée. Des ombres glissaient sous les voûtes enténébrées. On longeait le fleuve nappé d’une brume plus dense, des fumées flottaient sur des espaces à découvert. Notre capsule de verre allait d’elle-même poussée par son propre élan. Les rubans des rues se tordaient en cercles concentriques dont les rayons menaient à d’autres murs qui s’échafaudaient devant nous et que nous contournions au dernier moment. Le silence était impossible à briser. Il nous enserrait chacun dans les méandres d’un rêve qui n’en finissait pas. Nous avions abandonné toute velléité de décision. La ville nous digérait lentement.
Est-ce -ce qu’on peut imaginer le souvenir de l’autre compagnon de voyage? Trente-cinq and après tu as évoqué cette halte dans un village du Piémont. Comme dans toutes nos premières escapades, nous nous étions arrêtés quelque part. Tu as dit: on était dans le Piémont. Comme à chaque étape, nous nous étions arrêtés un peu par hasard, quand la lassitude nous prenait ou que l’après-midi était déjà bien avancée, ou qu’un village nous conviait pour une raison où une autre. Tu m’as rappelé ce bord de route ou était-ce juste une petite place devant l’albergo où nous avions dîné. Comme à chaque étape nous avions dormi dans notre chambre improvisée à l’arrière du break dont j’occultais les vitres par des tissus indiens. C’était peut-être entre Aoste et Ivrea. On a pris cette route tant de fois. Mais toi, tu te souvenais de cette après-midi particulière où nous nous étions arrêtés dans un village où plutôt sur le bord d’une route, devant cet albergo tenue par un couple un peu âgé, on dit d’âge mûr. Casalinga. On avait dormi là, la matinée était écoulée, tu dormais encore. Des heures plus tard nous étions toujours là. Repus de soleil, alourdis par le long trajet à travers les Alpes, aux portes de voyage qui nous mènerait à Urbino par des détours que nous ignorions encore. Ce dont tu me demandais de me rappeler c’était de cette aubergiste. Elle était venue bavarder avec moi. Mais je ne parlais pas italien a cette époque-là. Que disait-elle? Tu as dit qu’elle nous avait vu jouer nos parties de go toute l’après-midi, là devant chez elle. Et elle était venue voir ce jeune couple, la porte arrière du break ouvert, installé de chaque côté du go-ban avec ses pierres noires et blanches. Ce jeu qu’elle ne connaissait pas. Ce couple qui n’avait pas l’air de touristes, qui s’était arrêté par hasard, là devant chez elle. Devant son auberge qui ne recevait d’habitude que quelques travailleurs le temps du déjeuner, et rarement plus car on sait que les vacanciers s’arrêtent dans les villes, à Aoste ou à Ivrea où mieux à Cremone. Je me souviens du matin à Cremone. Je me souviens de toutes ces parties de go tout au long du parcours. Elles sont au dos du goban. Entre le 22 juillet et le 29 août 1980 j’en ai compté 54. J’ai réussi à passer de 7 à 5 handicaps. J’ai l’impression de voir un carré d’herbe ensoleillé. Mais je ne me souviens pas de cette femme que tu avais vue venir me parler si gentiment. Ce souvenir si précis que tu l’avais gardé précieusement.
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— 3eme voyage: ne dispose plus du viatique nécessaire. Étymologie du mot voyage = viatique. Les aléas la laissent sans marge de manœuvre. Exil intérieur. Un renoncement comme un vol. Un rêve envolé — voyage: une entrée où une sortie? La question du chez-soi, celle de la frontière — avant la marche, les démarches : passeport, visa, cartes. Les choses Continuer la lecture#voyages #08 | reconstruction