A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

Lichens

On ne sait même pas s’il pourra au moins sortir de la chambre et respirer l’air du dehors : canicule infernale. Il dit qu’il veut bien si c’est possible. Demander l’autorisation hospitalière, insister car c’est limite. Accordé. Couloirs, ascenseurs, hall, fournaise.  Sur lui, ce grand drap bleu fait de lui dans le fauteuil roulant l’homme des grands déserts, celui qui se Continuer la lectureLichens

L’homme et le mur

C’est comme si, la marée humaine se retirant, l’homme avait été déposé là, sur une allée mémorielle. Pas très grand, pas très jeune, avec juste un petit manteau et une casquette feutrée pour faire barrage :  froid humide ce jour-là. Mains dans les poches devant le mur, il lève la tête et furtivement se hisse de quelques centimètres sur la pointe Continuer la lectureL’homme et le mur

Invention foule gare du Nord réseau banlieue

Deux grands courants sombres se croisent, celui qui monte, celui qui descend, une sorte de ralentissement, cadeau gracieux d’une minute d’escalators dans le chassé-croisé du matin ou du soir. Regards vagues, les visages flottent au-dessus de la mêlée sur les vêtements à dominante grise ou noire, c’est à qui passera le plus inaperçu. En haut, côté lignes de banlieue, on Continuer la lectureInvention foule gare du Nord réseau banlieue

La branche du verre

Celle qui est  arrivée de Bohême dans la nouvelle région peu avant la guerre de Trente ans aux hurlements de loups Celle de l’Outre Forêt, des Rustauds et des Protestants considérés comme hérétiques Celle de la grande famine avec obligation, pour survivre, de manger  herbes des prés, fougères et bouillie de cendres Celle du temps où les lignées différentes passaient Continuer la lectureLa branche du verre

Celles qui te reviennent

Celle qui fait le chemin dans l’autre sens; celle qui ne se déplace qu’en rêve; celle dont tu as entendu parler; celle qui soulève tous les cercles de la cuisinière à mazout pour qu’en descendant les enfants n’aient pas froid; celle qui a du pain sur la planche; celle qui dit toujours  quand elle s’insurge : « Il ne faut pas attiger »; Continuer la lectureCelles qui te reviennent

FH Visages

Dans l’ombre, la moitié du visage,  découpe en noir de l’adolescence  face au photographe inconnu. L’autre part : apparaît à la lueur des feuilles posées en contrebas, prêtes à être saisies ou venant juste d’être posées. Dans le creux, l’aigu d’un regard cerné. Un jeune homme debout, lèvres closes. Présence sans tain. Visage quand le visage n’est plus là : vertige de Continuer la lectureFH Visages

FILE D’ATTENTE REVUE

File d’attente. En longueur, tu vois. On attend quoi. Revoir ce qui défile à l’intérieur. On s’attend à quoi. La ville secrète les files d’attente et là se trouvent debout ceux qui n’ont pas le choix. Sur le quai. Embarcadère, gare, couloirs.  On regarde ceux qui attendent. On se regarde.  On attend. Des heures durant. Heures de rang.  Ce qu’on Continuer la lectureFILE D’ATTENTE REVUE

Notes partition

Redistribution : pourquoi ce classement  plutôt qu’un autre ?  A  la relecture, par la suppression  des points d’ancrage liés aux propositions, il y a eu  libération d’un espace  indépendant,  chaque texte extrait  du déclenchement initial trouvant une autre place, plus organique peut-être, évidente aussi. D’ailleurs, la nouvelle place de chaque texte définit, comme en filigrane, d’autres textes, invisibles.  La suppression des liens Continuer la lectureNotes partition

Toujours autre

Ce qui pousse à revenir au même endroit, toujours autre, toujours déplacé. Ce qui tient le toit, tient du toit,  et forme le toit : un assemblage de fragments serrés, dessinant  l’espace protégé  et déclenchant la présence de l’horizon, au-dehors.  Ce qui pousse hors des retranchements, comme dans la nécessité de déménager les mots qui brûlent, de les transporter avec les Continuer la lectureToujours autre

Quatre 27 Septembre et une image

Dimanche 27 Septembre 1970 (année de la rencontre. Extrait du Journal 1970.). Avec eux, qui souffrent de handicaps mentaux. Notre local : Mille-clubs, à Gif. Vingt-cinq degrés à l’ombre et de nouveaux arrivants. Deux filles dont l’une travaille dans le même atelier que Cyril, maigre et mangé de boutons, à Créteil. Elle tisse de la laine tendue sur un morceau de carton, son fil de chaîne est très rouge, vert et bleu obsédants en guise de trame. Elle veut offrir son ouvrage à Cyril dont elle parle sans cesse ; ses mains tremblent et transpirent, elle a des fous-rires monstrueux qui l’étranglent presque. Elle dit à Olivier assis au bout du banc et  qui nous regarde : « Tu ressembles à un mur » puis m’enlace violemment. Son tissage, c’est la mer, par bandes obstinées.- C’est la mer, mais c’est abstrait. Tu comprends? – Non, c’est à pied !  Nouveau rire qui fait saigner ses lèvres gercées. Elle s’appelle Micheline, elle a vingt ans. J’achève pour elle le petit travail qu’elle a délaissé. Elle veut l’offrir sans délai à Cyril qui peint tranquillement dans l’autre salle un navire et sa chaloupe, les nuages, un oiseau. La vingtaine aussi pour Cyril. Accompagne-moi, supplie-t-elle en se tordant les mains, en gloussant. Cyril très ému, très correct très appliqué prend le cadeau, tout un cérémonial au cours duquel les sourires sont presque atroces, gorgés d’une souffrance inconsciente, brutale, inouïe. Micheline s’agite, veut danser, encore et encore. Entre deux élans, elle me parle de l’autre nouvelle : « Je la connais, c’est la fille de M. ; elle ne parle pas, elle bave. ». Toute la journée, elle se colle contre moi, se greffe sur ma vie, le plus directement possible ; elle enfouit ses rires dans ma poitrine, me caresse, prend ma taille, coiffe fiévreusement mes cheveux. Je suis imprégnée, vidée aussi. Pour ce qui est de Jean-Jacques , un disciple de l’émission Salut les copains, le speaker untel, et la chanteuse Sylvie Vartan dansent une ronde infernale dans son cerveau ; nous cherchons à chaque fois comment lui éviter l’échauffement soudain du délire au cours duquel il se dresse, marchant de long en large en se balançant de toutes ses forces, suant à grosses gouttes et parlant de ses idoles. Jacquot, dix ans, visage difforme, sourire de vampire (ô les baisers qu’il vient chercher) joue avec le micro du magnétophone ; il sait qu’on l’enregistre et sort sans interruption d’incroyables chaînes de mots  -à commencer par tous nos prénoms qui ont suscité une sorte de déclic en lui –rires, petits cris, le tout très bien rythmé sur divers registres : vocabulaire soudain riche, fragmenté de souvenirs entrant en rythme, bourdonnements, parodie d’animateur-radio. Je suis fascinée, confondue –on croirait sentir la trépidation d’une intelligence sans brides  qui se donne à l’espace enregistreur.  Et Louis, atteint de trisomie a trouvé, grâce à « quelqu’un », une place de balayeur au jardin des Plantes. C’ est très sérieux et il se fait paternel pour me demander si mes vacances ont été réussies. Je lui promets une visite sur son lieu de travail dans le courant de la semaine. Il est si courageux, tellement attentif. François a un merveilleux visage, très pur. Il y a dans le front une courbure déjà étrange, comme si une maladie était tapie là juste derrière. Le regard si bleu dit le reste ; il est comme éteint, vague, dépoli. C’est par les yeux que le « normal » s’échappe, qu’il y a des fuites, le ruissellement de la folie. On joue au baby-foot ; il traîne les pieds dans toutes les salles, indique qu’il m’adopte en posant sur mon bras son pull-over. Gilbert. Entend-il ? S’il entend, c’est de façon si lente, si lointaine ; bon nombre d’écorces s’interposent entre lui et nous. Ses yeux à lui sont complètement éteints ; il faut lui répéter plusieurs fois la même question pour les voir bouger, comme une vase bleue, sans lueur –même pas un feu follet. Neutres, presque vides ; le soleil y est absorbé, non reflété. Il reste immobile, plongé dans une morne extase devant l’électrophone où il écoute des dizaines de fois, comme pour être rassuré, les chansons de Babar. Il reste assis, absorbé par la rotation du disque. Philippe vient  lui proposer d’apprendre une chanson mimée. Aucun résultat. Philippe s’éloigne, sans insister. Je m’agenouille près du fauteuil où Gilbert est englouti et doucement, en commençant par tenter de le rejoindre là où il est, en répétant les mêmes mots simples –ça tourne, tu es content, quand ça tourne, tu voudrais que ça ne s’arrête jamais – j’ai l’impression que je suis en train  de desserrer l’étau, d’entrer dans ce cristal de folie, de le saisir, de remonter après l’avoir détaché, et enfin de le ramener à la surface –oui, refaire surface, crever l’écran de l’absence. Tout est interminable, étouffant mais je ne lâche pas prise et enfin, merveille, SES YEUX SE POSENT SUR MOI. Il arrête lui-même l’électrophone, se lève, tire la porte coulissante, part à l’autre bout de la pièce en me REGARDANT. Je m’assieds en pleurant de joie, épuisée mais triomphante. Naissance.Jeudi 27 Septembre 1990. Dans l’attente de l’heureux événement s’est glissée une douleur, la forme d’une inquiétude sur fond de guerre du Golfe. On l’avait pourtant dit : il faut faire attention maintenant. Nager aussi loin avec une nouvelle vie dans le ventre, vous n’êtes plus une jeune fille. J’avais remarqué. Mais la chaleur était si lourde. Examen de routine, on ne vous laisse pas repartir : le col s’ouvre, c’est trop tôt. Sous perfusion une semaine. Cap franchi. L’enfant  naîtra début novembre. Si beau. Lui en regard.Jeudi 27 Septembre 2001. Onde de choc du 11, le contre coup. Des cours donnés le matin. Une question retournée dans tous les sens, une sorte de cube dont toutes les parois renvoient la même image, celle d’un monde qui se fissure au-delà de tout ce qu’il était possible d’imaginer. Comment apprendre à habiter l’impensable, qui crève les écrans et désormais prolifère quand on n’en croit pas ses yeux? Jeudi 27 Septembre 2018. Avant-veille de l’inhumation. Cœur pris dans l’étau de la disparition sans possibilité de se retrouver, se poser, comprendre comment tout est allé si vite, dans la nuit du 24 au 25. Pas de répit. Paris, la course. Qui fait quoi. Démarches, papiers obligatoires, formalités, organisation des jours suivants : un premier hommage  rendu le lendemain matin dans le jardin des artistes puis levée du corps qui sera transporté par  la route et nous par TGV. L’expression  « levée du corps », sidération. Levée. Corps. Ce que porte la langue. Corps. Corps étranger. Soulevé. Porté. Transporté. Et nous en parallèle, corps voyageurs : arrivée Morlaix 20h40. L’amie fidèle sera là comme toujours : encore un peu de route vers le dernier endroit. Tard le  soir du 27 Septembre, on se prépare, on est dans l’attente sans savoir ce qu’on attend. On n’a rien pris de la journée alors chorba en sachet, sushi, yaourts à la rhubarbe achetés à l’arrache et c’est bouée de sauvetage dans l’atelier  pour les corps hébétés, sonnés, brisés, vivants que nous sommes. On se regarde. On regarde la nuit. On regarde l’atelier. On regarde la pierre à encre sur la table de travail. On regarde.